L'Afro cyber-punk décoiffant de Michael Roch créolise en action

“Tè Mawon”, le passionnant roman afro-cyberpunk révolutionnaire de Michael Roch, joue avec des futurs caraïbes transcendés par la présence du Tout-Monde cher à Glissant et Chamoiseau. Une créolisation en action des esprits et du langage. Une grande réussite audacieuse.

Pas de note de lecture proprement dite pour ce « Tè mawon » de Michael Roch, publié à La Volte en mars 2022, l’un des livres les plus fortifiants – et bien au-delà – que j’ai pu lire relativement récemment, car il fait l’objet d’un petit article de ma part dans Le Monde des Livres de ce jeudi 7 avril (daté du vendredi 8 avril), à lire en version résumée de moitié ici.

Je ne reprendrai donc évidemment pas ici le contenu de l’article, mais y ajouterai quatre remarques après coup, en forme de notes de bas de page aux 3 500 signes initiaux du quotidien du soir, en quelque sorte.

L’hommage à William Gibson que propose entre autres choses précieuses « Tè mawon » est l’un des plus intelligents et subtils que j’aie jamais lus : très loin des imitations ressassées par tant d’imitateurs de l’inventeur de « Neuromancien », Michael Roch a saisi d’emblée, comme le montraient « Identification des schémas » en 2003 puis « Code source » en 2007, que les antagonismes sont à la fois éternels et évolutifs, que la relation homme-machine n’est qu’une composante parmi d’autres de la lutte pour l’émancipation, et sans doute pas la plus importante. Et les figures de loas du cyberespace avec lesquelles le créateur canadien s’était tant amusé poétiquement prennent une résonance autrement percutante, sous une forme bien différente, chez le Martiniquais.

En installant au centre de son roman un véritable débat sémantique caché, sur le sens littéral ou métaphorique de la notion de « Tout-monde » créée en 1995 par Édouard Glissant , il crée de facto une installation au sens artistique du terme, pour conduire activement et pragmatiquement une exploration toujours intensément actuelle de ce que signifie la créolisation, comme Patrick Chamoiseau le pratique de son côté de création en création, à l’ombre théorique de son « Écrire en pays dominé » de 1997.

« Tè Mawon » n’est pas uniquement polysémique et polyphonique : il tire parti avec un extrême brio des possibilités concrètes de créolisation en direct (de la résonance cognitive intime qu’elle peut provoquer en nous) offertes par la pratique sans accessoires ni effets spéciaux du créole martiniquais, mais aussi du parler marseillais. Les télescopages induits entre ce qui se comprend, ce qui se devine et ce qui se spécule constituent un chemin en soi, à la fois savoureux et stimulant.

Contrairement à beaucoup de textes de science-fiction se réclamant d’une high tech pointue souvent fort fallacieuse, « Té Mawon », même lorsqu’il nous fait partager les rêves numérisés des méga-startups à visées économiques et politiques, à travers artefacts de traduction et d’évaluation des données, des discours et des postures en temps réel, n’oublie jamais de nous ramener à cette vie matérielle, celle qui constitue le soubassement de tout développement historique, même contre toutes apparences, comme avait su le rappeler avec sa force rare le grand Fernand Braudel de « Civilisation matérielle, économie et capitalisme » dès 1979.

Il avale sa rancœur, puis il se penche sur son bureau. Il a le rictus de Judas. Il murmure an bagay. Il a retrouvé un vyé livre, il dit. Yo ka kriyé’y Traité du Tout-monde, par Édouard Glissant. C’est faux. Sa fo ! Je le regarde gwo zyé. Je résiste à l’envie de krazé tout ! Sa fo. Le Tout-monde, c’est pas un livre. Il ment, j’en suis sûr. Il ment ou je lui écrase le nez.

I ka mimiré : ce que cet homme a écrit au siècle dernier n’est qu’une vision de l’esprit. Le Tout-monde n’est pas un territoire, mais une pensée à la croisée de la politique, de la philosophie et de la poésie. Il dit kon sa, que la quête que je mène depuis les ravines de Lanvil n’existe que dans mon cerveau. Retrouver la terre des ancêtres et puis après ? Que cessent les discriminations, les oppressions ? C’était le combat de nos aïeux, ce n’est plus le nôtre. La grève contre les classes sociales d’en haut et les corpolitiques est éternelle. Elle n’a même plus de revendications claires. C’est un fourre-tout émotif, de rage et de colère qui n’appartiennent qu’à ceux qui se battaient vraiment pour leur émancipation. C’est bon, c’est fini ! Le Tout-monde n’existe pas. La terre de nos ancêtres n’a jamais existé. La vraie terre, nous l’avons détruite, nous l’avons rasée.

Et je ne peux pas résister à la tentation de citer à nouveau néanmoins l’exergue parfait de ce roman angajé appelé à faire date :

Ma langue est un chariot allant de mon cœur à ton esprit.
Elle me déplace entier pour t’apprendre ce que je suis,
comment je vois le monde, comment je le réfléchis.
Libre à toi d’entrer en résistance ou en communion.
Notre langue sera le reflet humble et honnête de notre relation.

Hugues Charybde le 11/04/2022
Michael Roch - Té mawon - éditions La Volte

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