L'AUTRE QUOTIDIEN

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Deux mesures de piano préparé : Piano Dazibao & Dazibao 2 de François Tusques

Kézako le piano préparé ? Comme une nouvelle façon d’envisager l’instrument au XXe siècle pour privilégier l’harmonie rythmique, et qui court de Henri Cowell à Bela Bartok, en passant par John Cage, Steve Reich, ici François Tusques, puis Joe Meek et le Aphex Twin de Drukqs. Et c’est pour Cage : « un ensemble de percussions confié aux mains d'un seul interprète. »

On met le doigt là où ça commence à sonner autrement, Cage constitua une nomenclature de timbres comme matériau de ses compositions, et forma une bibliothèque d'effets sonores. Il arrivait souvent à prévoir quel serait l'effet sonore rendu par tels matériaux, mais dans certains cas ceux-ci étaient totalement imprévus, et le charme de l'inattendu prenait toujours plus d'importance dans ses œuvres. Le free ne pouvait que s’engouffrer dans la brèche, ce que Tusques fit en s’enfermant chez lui pour concocter en solo ces deux albums marquants que ressort aujourd’hui le label du Souffle Continu avec Piano Dazibao et Dazibao n°2.

François Jeanneau, compagnon de longue date dudit Tusques se souvient : A la fin des années 50, au cours des années 60, nous étions tout un groupe de jeunes musiciens qui nous rendions bien compte que la musique était en train de changer, que de nouvelles perspectives s’offraient à nous, et nous n’avions pas l’intention de les laisser passer. Nous avions une vingtaine d’années, nous écoutions les premiers disques d’Ornette Coleman, de Cecil Taylor, d'Archie Schepp… Nous avions l’occasion de jouer avec Don Cherry, Marion Brown, Mohammed Ali, Eric Dolphy, Bobby Few… Il y avait là Bernard Vitet, Jacques Thollot, Beb Guérin, Aldo Romano, Jean-François Jenny-Clark, Alain Tabar-Nouval, Michel Babault, Henri Texier, Michel Portal, Eddy Gaumont… et François Tusques, bien sûr. 

J’ai beaucoup joué avec Tusques pendant dix ans, de 1962 à 1972. Je me souviens, entre autres, de l’enregistrement au studio des Champs Elysées du disque
Free Jazz (qui n’est pas si « free » que cela, finalement , du concert Manifeste de l’Avant-Garde à l’Alliance Française, du festival Free Jazz à Bobino, de nos tournées en pays nantais…

La musique et l’air du temps sont inséparables, la plupart d’entre nous étions « engagés «, nous participions à des concerts contre la guerre au Vietnam, pendant mai 68 nous allions manifester à la Sorbonne et occuper le Conservatoire rue de Madrid… Ce fut une époque aventureuse et enthousiasmante, bien différente de l’époque actuelle.

Il me semble avoir joué pour la dernière fois avec Tusques à l’occasion du concert donné en hommage à Beb Guérin à Bobino. C’était le 30 novembre 1980. Nous nous croisons quelques fois, au hasard des rencontres, toujours avec plaisir.

Dans les années 80, une page se tourne, la société change, chacun ressent le besoin de suivre son évolution personnelle. Tusques, lui, se tourne vers une musique plus « dansante », plus cosmopolite, avec l’Intercommunal Free Dance Music Orchestra, il incorpore des textes à sa musique, il va jouer dans des usines, dans des prisons, dans des foyers d’immigrés.  L’engagement, toujours.

Faisant montre d’une effarante stupidité, certains ont parlé de « l’échec du free-jazz». La liberté pourrait-elle être un échec ? Le Jazz n’en a-t-il pas toujours fait preuve, de cette liberté ? N’est-ce pas l’une de ses caractéristiques essentielles ? Armstrong, Ellington, Parker, Coltrane, et tant d’autres, auraient-ils pu être eux-mêmes sans la conquête de leur propre liberté ?  N’ont-ils pas été « free » à leur manière ? Cette période, malencontreusement dite du free-jazz, a été pour moi très enrichissante, elle a contribué à faire de moi ce que je suis devenu, à mon niveau, et je me félicite encore maintenant d’avoir eu la chance d'en être un des acteurs.

Physiquement, la préparation du piano modifie la hauteur de la note, sa durée, son intensité (plus ou moins forte), la longueur de sa résonance, le mode d'attaque et d'extinction, et la qualité vibratoire (ou le spectre harmonique, ce qui qualifie le timbre). À titre d'exemple, l'introduction d'un objet sur une corde va baisser le son car la corde est alourdie, mais va l'augmenter à l'attaque. Le timbre sera complètement modifié, et la longueur de la résonance réduite.

 Avec ses deux Dazibao, François Tusques attaque là où ça fait mal, autant du côté des thématiques que des titres, toujours réjouissants aujourd’hui, comme : Vie et mort de l’alexandrin ou La bourgeoisie périra noyée dans les eaux glacées du calcul égoïste, voire Sunny, Archie, Clifford même combat, ou Que cent fleurs s’épanouissent – assez raccord avec les Dazibo, ces murs d’écriture libre de la révolution culturelle chinoise des 60’s. Passant d’une approche assez contemporaine, comme pour effacer des limites ( à la manière d’un Cecil Taylor se revendiquant de Bartok pour exploser le cadre ) à du jazz  bien free, pour même explorer des sonorités qui rappellent carrément le gamelan avec d’autres emprunts à la world music qu’il continuera de développer sur des œuvres futures. Ce sont bien là deux albums marqués par le début des 70’s et son discours en phase avec le bouillonnement culturel – donc politique – qui ont fait avancer le schmilblick du piano en lui ouvrant de nouveaux horizons percussifs.

Et l’héritage est assuré avec des musiciens jazz/no jazz comme Ève Risser, Ulrike Haage, Anthony Pateras ou Benoît Delbecq. Ce même Delbecq qui se souvient de son approche du piano préparé ainsi : « Je faisais ça gamin sur le piano droit familial avec une petite mailloche que j'appelais "martoche »… Et qui se rémémore ainsi les Dazibao de Tusques : Ça m'a rappelé un peu la liberté et la générosité d'un Chris Mc Gregor, c'est la même génération, avec ce je-ne-sais-quoi de tellement relâché, d'un temps musical qui manque tellement chez les générations qui ont suivi... et moi... j'adore cet esprit !!! C'est ce que je préfère !!!

 François Tusques enregistrera encore un album intitulé Piano Préparé en 1977 pour le Chant du monde, avant de passer à autre chose avec l’Intercommunal Free Dance Music Orchestra. Mais, Piano Dazibao & Dazibao 2 restent là pour la postérité, comme témoignage enthousiaste d’un moment de bascule.

Jean-Pierre Simard le 19/04/2022
François TusquesPiano Dazibao et Dazibao 2Marge / Le Souffle continu