Semences, un instantané des futurs en germe par Thomas Mourier
Attendue de longue date, cette intégrale de semences (The Seeds en VO) avait débuté en 2018 et sa construction complexe et son intrigue atypique avaient non seulement piqué notre curiosité, mais également créé un énorme effet d’attente. Le casting Ann Nocenti & David Aja y joue pour beaucoup et l’esthétique de ce titre le distingue assez de la production pour qu’on y soit immédiatement aimanté.
Les maux doux du complot
Les auteurs s’attaquent à notre époque avec un album qui se situe deux problématiques très contemporaines, entre la distorsion du réel (théories du complot, fake news, obsession des breaking news…) et la catastrophe écologique qui vient. semences est un récit d’anticipation qui pourrait se jouer dans quelques semaines tant les curseurs sont proches de cette vision cauchemardesque.
Dans cette histoire, Ann Nocenti explore un pan de son expérience en tant que journaliste en mettant en scène une héroïne, Astra, en quête du scoop du moment. Dans un monde où une info chasse l’autre, où les breaking news popent sur nos téléphones pour tout et rien, où les fake news vont plus vite que le fact-checking, les journalistes ont la pression pour trouver le scoop de la semaine, du jour, du moment… sans perdre leur éthique — ou presque.
Dans une Amérique où les théories du complot sont devenues mainstream, de Roswell à QAnon, les auteurs s’emparent de ces mythes modernes pour parler de l’actualité en mettant en scène des aliens venus sur Terre pour enlever des femmes et les inséminer, faire des expériences sur les humains ou collecter des informations. Les clichés sont vrais et nos chasseurs de scoop interrogent notre rapport au réel à travers leurs articles chocs.
Et puis il y a la Zone, un refuge anti-technologie où le cloud, les téléphones ou les drones ne passent pas. Un véritable îlot de survie dans une époque surconnectée même si la Zone est un peu le Far West, où le gouvernement ne garantit plus les droits élémentaires, où il est difficile de rentrer, où les extraterrestres auraient élu domicile comme si la Zone 51 avait finalement eu droit de cité. Une situation qui permet aux auteurs de questionner notre rapport aux technologies, à l’impact des multinationales sur nos vies, à la pollution à laquelle on s’accoutume, aux milliardaires qui font du tourisme dans l’espace (à leurs risques & périls).
Au cœur de la dystopie, l’espoir
Dans la Zone, une jeune femme tombe amoureuse d’un extraterrestre et remarque que les abeilles reviennent, malgré la pollution et les OGM. Astra réussit à s’y infiltrer et hésite à révéler ce qu’elle y trouve, le personnage se retrouve tiraillé entre l’éthique et l’envie de faire un gros coup. Au croisement des deux intrigues, une lueur d’espoir pointe dans ce paysage vert-de-gris.
Ce sera la couleur de l’album, cette teinte symbolique : à la fois couleur toxique dans sa fabrication artisanale, liée à la corrosion du cuivre, mais aussi pour son emploi associé à l’uniforme militaire allemand durant la Seconde Guerre mondiale. Si le vert est un symbole d’espoir, le vert-de-gris serait plutôt l’inverse.
Après Hawkeye, où il s’était déjà illustré pour ses idées graphiques nouvelles, le dessinateur David Aja innove encore avec une utilisation des formes et symboles dans ses planches. Le livre est traversé par la forme de l’hexagone, un motif récurrent qui s’incarne sous forme de tatouage, labyrinthe, alvéoles, flaque d’eau… une manière habile de jouer sur ces signes si importants pour les complotistes.
En complément, les planches sont saturées de symboles : panneaux, graffs, tatouages, marques, photo, déco… En utilisant un gaufrier presque régulier de neuf cases, il crée un rythme qui sera brisé pour quelques images chocs. Son utilisation de cette grille lui permet de proposer des enchaînements de très gros plans et plans larges, de jouer sur les formes et les détails qui se répondent. Chaque partie s’ouvre sur une planche où le motif de l’hexagone s’incarne et ouvre des pistes de lecture.
Un album assez onirique et froid dans sa première approche qui se révèle riche et dense au bout de quelques pages. Un regard poétique sur notre époque, sur ses travers ou ses obsessions. Un livre singulier et dense qui se dévoile vraiment après quelques relectures.
Thomas Mourier 30/03/2022
ann nocenti & david aja - semences - Futuropolis, traduction de Sidonie Van den Drien
Les liens renvoient sur le site Bubble pour se procurer les ouvrages.