Avec Laurent Perrin : des freaks et du fun
Étonnante et redoutable initiation à une psychiatrie merveilleuse, comme d’outre-monde : un exercice poétique, tendre, cruel et inattendu, de haute volée.
Il y a toujours une fenêtre que je laisse ouverte pour que les Monstres puissent entrer. Je ne le fais pas vraiment exprès. Mais tous les Monstres rentrent dans toutes les têtes de la même façon : on les y invite. Parce qu’il y a quelque chose en eux qui nous fascine, qui nous comble, ou du moins qui absorbe notre esprit logique en polarisant nos réflexions. Quand ils sont là, c’est trop tard. Ils ne sortent plus et la terreur grandit.
Moi, ce sont mes questions sans réponse de petit garçon qui leur servent de fenêtre. Je ne peux pas m’en empêcher…
Je me rappelle…
D’une enfance nourrie de quelques franches bizarreries dont les traumatismes se révèleront peut-être en temps voulu, et d’une solide pop culture de fantasy dans laquelle le Seigneur des Anneaux cohabite presque paisiblement avec Harry Potter, le narrateur a décanté, en une étrange confrontation au réel, permanente et feutrée, une vision du monde qui lui permet une lecture bien personnelle de son quotidien au centre psychiatrique où il exerce : là où la plupart des gens voient au mieux des « patients » et au pire des « fous », il voit des Monuments. Bien entendu, à l’intérieur des Monuments, comme en chacun de nous, des Monstres peuvent rôder. Mais on y trouve aussi des Elfes, comme celle avec qui il partage désormais un bon bout de sa vie.
Alors que des bribes du passé, jusqu’alors plus ou moins soigneusement enfouies, se mettent à émerger des limbes où elles étaient confinées, et que des forces sibyllines semblent s’amonceler dans ce quotidien pourtant paradoxalement bien réglé, cet équilibre de vie, aussi dynamique que fragile, résistera-t-il à ce bouillonnement sous un crâne qui s’esquisse désormais ?
Et parfois, à la maison, la vie jaillissait brutalement hors de son bocal d’éther : tout à coup, sans crier gare, les parents voulaient tuer les enfants. Pas pour ne pas les voir souffrir, mais pour qu’ils ne puissent pas témoigner de leur naufrage. C’était un peu l’histoire du Petit Poucet, mais sans faux-semblant.
Ça se produisait après le dîner. Je les entendais, le soir, derrière ma porte.
Ils se disputaient pour savoir auquel d’entre eux en incombait la mission.
Avec cette « Monstrueuse féérie » publiée en octobre 2020 chez Flatland, Laurent Pépin nous offre une incursion rare dans ce qui pourrait sans doute s’intituler scientifiquement, comme il existe des échecs féériques, une psychiatrie merveilleuse. Se tenant au barycentre d’un cercle de protection sur le pourtour duquel on remarquerait sans doute aussi bien la « Psychanalyse des contes de fée » de Bruno Bettelheim (ou plutôt ce qui apparaîtrait comme sa source réelle, le travail de Julius Heuscher) que le « Marcher droit, tourner en rond » d’Emmanuel Venet, le « Soi et les autres » de R.D. Laing que « L’Anti-Œdipe » de Gilles Deleuze et Félix Guattari, ou encore la série entière des aventures de Bobby Potemkine de Manuela Draeger (c’est peut-être bien dans ces textes prétendument « pour enfants » de cet hétéronyme-là d’Antoine Volodine que l’on trouverait la congruence la plus forte en termes de tonalité, de maniement méticuleux et pourtant comme « mine de rien » de la tendresse et de l’inquiétude) que le « Chant de la mutilation » de Jason Hrivnak ou « L’écrouloir » de Nicolas Rozier, il en surgit formidablement armé par la grâce d’une écriture bien peu commune, une écriture qui joue avec la tentation de la confession mais s’en échappe crânement à la moindre opportunité, retravaillant continuellement l’insertion de ses horcruxes (jalons psycho-fantastiques ô combien pertinents ici) dans une poésie discrète mais agissante, sous couvert de travail psychologique de terrain et d’enquête au près sur ce qui peut lier, encore et toujours, la création et la psychose. D’abord intrigantes, puis rapidement envoûtantes, les 100 pages à peine de cette novella donnent résolument envie de se plonger sans attendre dans leur suite, « Angélus des ogres ».
J’ai commencé à lui expliquer, alors. J’espérais l’appâter avec les éléments cliniques de la décompensation poétique de Didier pour qu’elle se surimpose au décor. Elle aimait bien faire ça. Jouer les hologrammes. Il y avait quelques brumes colorées, lumineuses, informes, et puis sa silhouette se détachait du brouillard, sa figure s’affinait et elle était là.
Je pense qu’elle n’avait pas besoin d’apparaître par strates, comme ça. C’était pour le décorum, le tralala. Je crois aussi qu’elle avait peut-être peur que je ne l’aime plus si elle ne présentait plus de signe extérieur de féerie.
Je lui ai récité la saillie de Didier. Il m’avait impressionné ce jour-là.
«Tu sais, ça me rappelle le poème de Boris Vian, Je voudrais pas crever. »
Je suis allé chercher le bouquin dans la bibliothèque, parce que je n’ai jamais été capable de réciter plus de quatre vers de suite d’un seul poème. Ça me passionnait, ces comparaisons. J’avais été embauché en tant que psychologue dans le service pour malades volubiles du Centre psychiatrique, et mon travail de recherche, au- delà des interventions à but thérapeutique, consistait pour l’essentiel à établir des ponts entre la poésie classique ou contemporaine et le contenu délirant des décompensations poétiques des patients du Centre.
Je n’aime pas dire : « les patients ». Je les appelle les Monuments, en général.
Hugues Charybde
Laurent Perrin - Monstrueuse féérie - éditions Flatland
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