Laurent Grisel envoie l'épopée des climats en version lutteur. Classe !
Sous le signe du réchauffement climatique et de l’avidité capitaliste presque intacte, une impressionnante épopée poétique de la convergence des luttes.
Les Mundurukus
désignés par eux-mêmes, dans leur langue :
« Wuujuyû », « nous, notre peuple »
peuple en lutte autrefois contre l’exploitation du
caoutchouc
les arbres saignés de leur sève
les hommes transformés en travailleurs
employés dans l’exploitation du kumaru, l’arbre
de la fève tonka
un grand arbre très grand, il peut faire 35 mètres
de haut –
ayez de grands bras, il peut faire 3 mètres de
circonférence –
peuple qui regarde les arbres, là-haut, vers leur sommet
et loin, plus haut, plus loin encore
les astres frissonnants, murmurants
peuple en lutte contre l’orpaillage
le mercure tueur qui les empoisonne
et contre les pilleurs tueurs
empoisonneurs des cours d’eau et des sols
contre l’armée et les autorités complaisantes aux pilleurs
puisque c’est ainsi, on orpaille nous-mêmes :
ils limitent l’exploitation, la contrôlent, prélèvent des
taxes pour leurs écoles –
un auto-gouvernement
insupportable
et venant d’un peuple qui se bat
contre les barrages
pour la forêt, pour la rivière
au nom de la lutte contre l’orpaillage clandestin
il y eut donc un ordre de la justice
et les 6 et 7 novembre 2012, il y eut un commando de
200 hommes
opération Eldorado
qui terrorisa femmes et enfants
qui jeta caméras et téléphones portables dans la rivière
l’empoisonnant
qui détruisit maisons, ordinateurs du service de santé
et de l’école
qui détruisit les bateaux de pêche
qui assassina Adenilson Kirixi Munduruku
le visionnaire, le généreux
3 balles dans la jambe pour le fixer
1 balle dans la tête pour le finir
le cacique Orlando Munduruku dit :
« nous sommes à l’écoute de notre forêt
elle saigne et se lamente »
À son paroxysme de beauté et de pénétration, la poésie n’a pas son pareil pour saisir simultanément le cœur et l’intellect, et pour rendre ainsi pleinement intelligibles les enchevêtrements complexes de réalités tels que ceux qui noircissent aujourd’hui plus que jamais le substrat écologique de nos vies et la justice sociale sans laquelle il est – la démonstration s’en fait hélas chaque jour ou presque – irrémédiablement condamné. Avec ce « Climats – épopée », paru chez publie.net en mai 2021, Laurent Grisel nous offre en à peine 90 pages le chant redoutable de la Terre massacrée, à petit ou à grand feu, dans le mépris des populations, autochtones au premier rang, mais évidemment pas uniquement, sur l’autel de l’avidité, des justifications sans fin serinées dans l’intérêt du progrès, mais relevant bien in fine de l’économie et du profit potentiel – chaque combat retardateur conduit par les lobbys industriels permettant d’engranger – c’est toujours ça de pris – quelques dizaines ou centaines de millions supplémentaires.
Laurent Grisel a tenu fort logiquement à ce que son poème soit une épopée : si les actrices et acteurs occupant ici la scène centrale sont les Mundurukus, peuple amazonien en lutte contre l’extinction de sa forêt et de son mode de vie, il convoque dans un tourbillon, hallucinant et pourtant profondément cohérent, aussi bien les neiges du Kilimandjaro que Katrina (y insérant avec brio, dans ce dernier cas, le lien entre les fictions apocalyptiques et les proto-fascismes), les eaux privatisées que les réserves de méthane, l’enfer de la fin du Permien que les marchés de la compensation carbone, le super amas Laniakea que les travaux de Mark Jakobson, et en se jouant avec élégance de l’exercice des remerciements, il peut ainsi introduire directement Cécile Wajsbrot et Élodie Barthélémy, complices dans l’élaboration de ce projet, l’association Écobilan et la neurophysiologie, mais aussi Svante August Arrehnius (1859-1927), découvreur de l’influence du CO2 sur le réchauffement planétaire, l’Année Géophysique Internationale et le GIEC, le grand James E. Hansen, scientifique parmi les premiers révoltés contre la chape de plomb trop longtemps maintenue sur la réalité de l’anthropocène, ou encore – pour mieux le dénoncer – l’infâme Fred Singer et ses si nombreuses campagnes de désinformation au services des lobbys industriels.
Poésie intense, politique et subtilement érudite, « Climats – épopée » trace avec fougue et intelligence les lignes de convergence entre ces luttes écologiques et sociales, depuis près de cinquante ans, qu’une certaine opinion publique, trop prompte encore à suivre les lignes de forte pente influencée par des lobbys ô combien déchaînés (que l’on se souvienne du « Printemps silencieux », dès 1962, en cas d’hésitation), s’obstine à considérer, contre toute évidence sensible et intellectuelle, comme isolées, et donc fruits de particularismes et de passions individuelles – alors que, comme le construisait déjà l’EZLN des néo-zapatistes en son temps, il en va bien du collectif, de nous toutes et de nous tous. Et que la poésie est bien l’une de nos armes incontestables, contre tout paradoxe apparent.
peuple en lutte contre la construction d’une voie
navigable sur le fleuve
qui leur volera leur fleuve
qui est leur eau à boire, leur bain et leur baignade
leur pêche
voie navigable qui amènera travailleurs et matériaux
de construction :
mines, mineurs –
on abattra des millions d’arbres pour en dessous
creuser des gouffres
en extraire la bauxite
et l’électricité des barrages, qu’on dira verte, propre
ira aux fonderies d’aluminium :
l’aluminium, matière légère et cassante, conductrice
d’électricité
pour les fusées, pour les avions
pour les éternelles fenêtres des petites maisons
barrage sur la cascade des Sept Chutes
lieu sacré des Mundurukus, des Kayabis, des Apiakás –
là que vit la mère de tous les poissons, la seule,
l’unique, la généreuse –
tous les poissons
des plus petits aux plus grands
le pacu, le pirarara, la matrinchã, le pintado et même
le piraíba, long de deux mètres,
y viennent tous les ans
visiter leur mère
et s’y reproduire
ici, dans ces cascades, dans les collines sacrées
vivent leurs ancêtres
une grappe d’enfants
du haut d’un arbre se jette dans le Tapajós
criant et riant
se réjouissant les uns les autres de sentir
à leurs oreilles
tous en même temps
le vent de leur plongeon
voies navigables qui par bateaux porteurs
descendront les bois abattus et sortis de la
forêt
et qui, à la fin, les sortiront d’eux-mêmes, Indiens
de leur propre territoire, vie, corps, esprit
par malheur quelques-uns de leurs chefs ont signé un
contrat éblouissant avec
Celestial
Green
Ventures
sur 2 millions d’hectares
aucun droit de planter ni brûler ni exploiter selon les
traditions
car
pour les marchés de compensation carbone, de
droits à polluer
violemment il faut conserver
le rêve d’une forêt vierge
qui ne l’est pas –
prudes, puritains armés d’avocats et de fusils –
et ce rêve sera conservé sur pied
pendant 30 ans
120 millions de dollars, versés aux Indiens
en 30 fois
de 2012 à 2041
une misère
au regard d’un commerce de droits à polluer
colossal
et le contrat comprend la vente de « tous les droits de
certificats ou de priorité à venir sur la
biodiversité de la zone »
main basse
sur toutes les plantes médicinales, sur les gènes ingénieux
et on brevètera tout ça
propriété privée
et on en tirera des rentes sur 20 ans selon le droit des
brevets
une exclusivité de 20 ans pour les voleurs de ce qui
n’appartient à personne
depuis 2001 le peuple Munduruku attend
que les autorités délimitent leur territoire
le territoire de leurs ancêtres – et les droits du peuple –
ce qu’il en reste, ce qui sera conquis dans la lutte –
sont et seront attachés à ce territoire, à ces limites
le cacique Juarez Saw Munduruku :
« nous en avons assez d’attendre »
70 hommes, femmes, enfants
parcourent la forêt
avec des machettes et un GPS –
le global positioning system, une constellation de
24 satellites –
et ils plantent les pieux
exactement là
où
il faut
la lutte entraîne la répression
qui entraîne la lutte
qui entraîne la répression
qui entraîne l’auto-organisation
qui entraîne la sympathie et la compréhension
qui entraîne la répression
qui entraîne le soutien et la solidarité
la tortue est l’animal rusé, stratège, déterminé
elle vient à bout
du tapir, du jaguar, de l’anaconda
les guerriers Mundurukus
se peignent
sur le corps
des écailles de tortue
Hugues Charybde le 28/02/2022
Laurent Grisel - Climats - épopée - éditions Publie.net
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