Hugo, après les cailloux dans la bouche de Loyle Carner
Loyle Carner est-il destiné, de ce côté-ci du tunnel, à partager le sort de Paul Weller, période Jam ? Le statut du mec d’à côté, respecté mais ignoré de la plupart qui a fait carton plein avec multiples Brit Awards et tournées partagées avec Nas et MF Doom. Son Hugo, véritable roman d’apprentissage zippé 2.22, dernièrement sorti chez EMI, pourra-t-il changer la donne ? Post-cure, tout n’est pas si facile …
Né à la fois avec des troubles de l’attention ( comme si je venais de boire 5 cafés d’affilée) et une dyslexie prononcée, Loyle Carner (Benjamin Gerard Coyle-Larne) a du batailler fort pour s’en sortir et devenir le principal représentant du hip hop britton en 2022. Devenu père, il en a gardé une envie de partage à diriger une école de cuisine pour les enfants défavorisés : Chilli con Carner ! Loyle avait fait sensation dès 2017, en débarquant à tout juste vingt-deux ans avec Yesterday's Gone, premier album salué unanimement par la critique, puis confirmé l'essai avec son second opus de 2019, Not Waving, But Drowning, Carner séduisait avant tout par sa fraîcheur et sa capacité à moderniser un rap à l'ancienne, basé sur des samples de jazz, des textes chiadés et un flow impeccable. La qualité entre NAS et Tribe Called Quest. Post-Covid animal triste, l’arrivée de Hugo en 10/22 change carrément la donne du rap anglais avec un contenu, une tenue et un flow toujours au millimètre.
Loyle Carner, qu'on a connu chantre du cool et des ambiances laidback, prend d'entrée l'auditeur à contre-pied avec Hate, titre d'ouverture tout en tension. Sur une production cinématographique, flirtant avec l'électronique et où les breaks de batterie martèlent les tympans, l'anglo-guyanais délivre un texte politique très sombre avec un flow incisif. On pense alors à Priority Boredom de Kae Tempest ouvrant The Line Is A Curve, dernier album de l'artiste natif de Brockley. Même urgence, même ton véhément, même volonté de renouvellement permanent et même exigence artistique, ces fines lames de la musique anglaise urbaine semblent plus que jamais sur la même longueur d'onde.
“C’est l’un des rares titres que j’ai créés dans un processus de haine. J’étais en colère contre le monde, effrayé et accablé. C’est sans filtre. Vraiment juste un flux de conscience qui permet de comprendre que la haine est enracinée dans la peur.” ( à propos de Hate)
L'album part sur les chapeaux de roues, mais c'est avec Ladis Road basé sur un sample de Nobody Knows de Pastor T. L. Barrett's, flamboyante pépite de gospel soul de 1971, que Carner impressionne le plus. Puissant et émouvant, jubilatoire et mélancolique, ce morceau nous fait passer par toutes les émotions et s'impose comme un des meilleurs titres de hip-hop de l'année, toutes catégories et tous pays confondus. On n'avait jamais entendu Loyle Carner à un tel niveau avant ce petit chef d'œuvre suave et intemporel.
Après une telle entrée en matière, le rappeur ne faiblit pas et parvient à garder le rythme. Introduit et clôt par un sample du poète guyanais John Agard et produit par la légende du rap US Madlib,
“Le poème Half Caste de John Agard a eu un impact considérable sur moi. Voir quelqu’un de plus âgé, qui me ressemblait, partager le reflet d’un vécu similaire m’a fait me sentir à l’aise, et fier de ne pas être à ma place. Cela m’a en quelque sorte donné la permission d’écrire enfin explicitement sur le fait d’être métis.”
Georgetown confirme la veine engagée de cet album et la recherche de sons plus rentre-dedans tout en conservant une belle complexité. Avec sa petite boucle en forme de ritournelle et sa boîte à rythmes sèche, Speed Of Plight calme le jeu tout en distillant sa rage contenue pour un résultat entêtant et addictif. Après seulement quatre morceaux, force est de constater que l'anglais a sacrément musclé son jeu.
Il va alors nous prouver qu'il n'en n'a pas pour autant perdu son style. Ses fameuses orchestrations jazzy, véritable signature des deux premiers opus du londonien sont de retour sur Homerton. La jeune Olivia Dean vient y déposer sa voix de velours toute en sensualité soul et tient haut la main la comparaison avec la grande Jorja Smith, invitée sur Not Waving, But Drowning. On croit alors avoir tout vu, mais il ne faut guère plus qu'une boucle vocale incantatoire et quelques notes de piano à Loyle Carner pour faire de Blood On My Nikes un des sommets de hugo, sombre et intense. Le speech final d'Athan Akec, tout jeune militant dont la voix singulière dénote et détone dans le paysage politique anglais infesté d'horribles brexiteurs et de blondinets ventripotents, finit de nous glacer.
Armé d'une basse tout en rondeur et d'arrangements jazz, Plastic déroule son groove nonchalant. Débutant en mode pilote automatique, on craint un instant le trou d'air avant que le morceau ne mute à mi-parcours à coup de salvateurs synthés rétrofuturistes lui apportant une belle dose d'étrangeté. On retrouve le Loyle Carner des débuts sur l'introspectif A Lasting Place avec sa formule minimaliste piano-beat-voix et le délicat Polyfilla avec son boom-bap rehaussé de chœurs de chorale. Si ces deux titres ont un petit goût de déjà-vu ils n'en demeurent pas moins extrêmement émouvants. Le rappeur ressort les crocs sur HGU, ultime titre, où son flow rageur fait mouche et prend un relief tout particulier sur cette douce instrumentation.
On va dire concept-album et ajouter que l'une des choses les plus appréciables chez ce rappeur anglo-guyanais est qu'il a l'intelligence de disséquer des sujets que d'autres éludent, tout en s'adressant au grand public. Passé à la Gaité Lyrique samedi dernier et visible en replay sur Arte, la tournée s’annonce à suivre aveuglément. Pas pris une telle claque depuis The Streets… Quant aux zélateurs des chaînes de merde, ils n ‘ont qu’à apprendre l’anglais - et lui faire le succès populaire qu’il mérite. Dans les 10 meilleurs albums de l’année, tout simplement.
Edité par Jean-Pierre Simard le 7/11/2022
Loyle Carner - hugo - EMI