Rex, au pied ! un roman de David Dufresne trop d'époque
Lorsqu’un magnat ultra-conservateur de l’industrie et de la presse est pris en otage juste avant le deuxième tour d’une élection présidentielle française, tout un monde vacille. Un roman d’une sombre délectation et d’une véritable nécessité du camarade David Dufresne.
J’ai d’abord pensé à mon mauvais schéma corporel ; la douleur dans le dos, c’était de ma faute, j’avais dû heurter quelques chose dans l’ascenseur. Je sentais une pointe dure comme du métal, au bas des reins, une gêne d’abord anodine, puis insistante.
En contrebas, la ruche s’agitait, toute à son œuvre et à mon succès, indifférente à mon sort, comme je l’étais au sien.
C’est quand la porte s’est refermée que j’ai perçu son souffle dans ma nuque. Le métal bougeait comme s’il cherchait entre les côtes, un dard pour me percer, comme il se devait : en traître.
Il n’y a jamais eu de barre d’appui dans cet ascenseur.
Le métal, c’était ma hantise. Le canon d’une arme.
Cet espace, je l’avais voulu, et même dessiné, tout de verre, transparent, pour qu’on me voie bien, que tous les employés sachent quand j’étais là, au-dessus d’eux au sommet de l’Olympe ; Paris, ce chenil, à mes pieds. Un ascenseur concave et de vitre, la presse avait adoré mes sornettes – Madeleine Jiffré l’avait compris : cet ascenseur, c’était moi, ma marque de fabrique, la transparence et la rondeur apparente ; ces carreaux translucides signifiaient que je n’avais rien à cacher de mon héritage, ou plus rien, ou plus grand-chose, rien qui puisse mettre en péril l’image du pays. Cette vue imprenable sur mes studios était l’aboutissement de ma vie, ma grande affaire, sur mes petites affaires.
Avec cette cage de nudité, je voulais rendre lointaines les asianeries de papa. Fortune était faire, loué soit Lui : il fallait en tirer profit, et sans sourciller, et sans culpabiliser. D’où ce verre, cette visibilité brandie ; et ces arrondis de parois et de parure. Pur joyau du design intérieur, outil de rupture d’apparence.
Pourquoi étais-je maintenant sous la menace ?
Mon père avait connu la bonne époque. Pas de comptes à rendre en place publique, pas de service après-vente, ni pub ni com, il n’y avait qu’à se baisser. Le sang des ouvriers jaunes se confondait avec une seule couleur, la plus belle, la patriote : la couleur de la stabilité de la France. Les rétrocommissions, et les petits compromis, longtemps, personne ne les voyait ou ne voulait les reconnaître. La corruption avait ceci de bien qu’elle fixait les tarifs du marché. La traîtrise est, quoi qu’on en pense, comme un métal froid: très abordable.
Paix à son âme, au père : Antoine Rex. Il avait pu travailler en toute tranquillité, à l’abri du regard des uns, des jugements des autres. Ceux qui venaient à la gamelle savaient, mais comme disait papa, ils venaient à la gamelle. Ça les tenait, ces toutous. Les plus dociles étaient parfois les plus puissants, sur le papier. Le défilé à la maison de ministres ventre à terre m’a probablement forgé mieux que toute leçon de vie. Ils venaient chercher un poste futur, un petit service, un conseil d’ami, des enveloppes – un pacte face à leurs propres renoncements. Pourquoi respecter ces indignes ?
Et maintenant, ils se vengeaient ? Lesquels ? Lequel ? Laquelle ? Dans mon dos, la silhouette se tenait sans un bruit, sans un indice.
Philippe Rex, richissime héritier et capitaine d’industrie, devenu également magnat des médias et développeur de Rex News, la chaîne d’information continue qui fait la part belle au conservatisme le plus extrême du paysage audiovisuel français (ce personnage fictif peut éventuellement faire penser à une authentique figure économique et politique de la France contemporaine, comme celle qui hantait en sous-main, depuis son récit indochinois, le magnifique « Une sortie honorable » d’Éric Vuillard), est kidnappé à la sortie dérobée de ses bureaux de prestige, neuf jours avant le second tour de l’élection présidentielle française. Tandis que l’on prétexte en haut lieu un isolement lié à un covid relativement sévère, on s’agite dans la coulisse : entre Madeleine Jiffré, la reine de la communication et de la gestion d’image à long terme, Brice Bataille, le conseiller occulte de tant de présidents, déjà, en matière de sécurité intérieure, Rachida Haddad, la brillantissime coordinatrice du renseignement et les mystérieux ravisseurs aux surprenantes exigences, une étrange et feutrée course contre la montre se met en place, au cœur de l’appareil politique, sécuritaire, économique et médiatique de l’Etat et des puissants – alors que des bénéfices nets se préparent à être reçus, mais par qui ?
L’élévateur directorial ne m’était pas exclusivement réservé. J’avais tenu à le partager, mais à le partager pour de bon. Les livreurs, et eux seuls, étaient autorisés à l’emprunter. J’aimais ce va-et-vient de sacs à dos bleu, orange, turquoise, vert, arc-en-ciel délavé de notre civilisation dépassée. Ces sans-papiers qui grimpaient les étages de ma holding, à la vue de tous, faisaient des tas d’envieux. Adjoints, assistants, employés, cadres, avaient interdiction d’entrer dans la cage aux fauves, le monte-charge, comme disaient les aigris.
Mes collaborateurs les plus vifs comprenaient la menace de cet ascenseur asocial. Ils ne tarderaient pas à être corvéables comme ces miséreux à vélos volés. Les moins finauds se moquaient des basanés, qu’ils croyaient envoyés là comme chez Barnum, ou dans le port de Saïgon, fleuron de nos bases arrière passées. Les uns et les autres avaient et tort et raison. Ils s’imaginaient maîtres du monde, misérables abeilles d’une fabrique d’information, ils ne creusaient que leur propre tombe : en voie d’ubérisation ; traqués comme le premier Deliveroo venu. Ce qu’ils ignoraient, les premiers comme les seconds, était le parfait mépris dans lequel je les tenais – premier conseil paternel : je n’avais choisi aucun d’entre eux pour son talent, mais pour sa fidélité. Rivés à leur app maison, les gratte-papier se notaient les uns les autres, se comparaient, se jugeaient, se jaugeaient. Délices du management 360°, cette guerre des étoiles, c’était le nom de l’application, valait mieux que toutes les pointeuses du monde. Cette contre-maîtrise joyeuse, où chacun surveille chacun, gamification de leur servitude, était la garantie de mon pouvoir. Mieux : son socle, bien au-delà de ce que les esprits les plus tordus auraient pu imaginer.
Au moins depuis son documentaire « Prison Valley » (2010) et son enquête sur l’un des plus énormes fiascos policiers relativement récents, dans le mélange des genres paranoïa, provocation, déni de justice et pantalonnade (« Tarnac, magasin général », 2012), on sait que David Dufresne est l’un des plus nécessaires investigateurs de l’appareil sécuritaire français, dans ses liens beaucoup trop distordus aujourd’hui avec la démocratie et dans ses toujours curieux appétits d’argent. On peut désormais régulièrement le retrouver dans sa passionnante émission « Au poste », sur Blast (web télévision qui propose aussi l’émission de science-fiction et de politique « Planète B », à laquelle Charybde est associée). Devenu encore davantage la bête noire de la frange la moins démocratique de nos multiples polices depuis son recensement minutieux et continu des mutilations et éborgnements infligés aux Gilets jaunes protestataires (« Allô Place Beauvau »), dont le pendant romanesque était son « Dernière sommation » de 2019, il nous offre en 2022, toujours chez Grasset, ce « 19 h 59 » dans lequel, avec une verve et une férocité qui viennent joliment tangenter celles du Jérôme Leroy du « Bloc », de « L’ange gardien » ou du plus récent et tout aussi remarquable « Les derniers jours des fauves », il questionne avec un impressionnant brio (et un bel humour noir) l’état exact des connivences, des franchissements de seuils et des jeux de billard à plusieurs bandes qui habitent une partie non négligeable des élites politiques et économiques prétendant dicter nos destins à bien des niveaux, au milieu des fumigènes de toute nature. Une lecture d’une sombre délectation et d’une véritable nécessité.
Il en relevait de la Sûreté de l’Etat, Bataille étant lui-même à la manœuvre dans le scandale Pegasus. C’était lui, depuis le Palais, qui pilotait le programme hautement confidentiel. Bataille avait passé un accord de sous-traitance avec le Maroc : il ne fallait pas que les citoyens français puissent imaginer que leur propre pays utilisait un logiciel illégal pour les espionner. Contre des formations policières gratuites, dispensées aux troupes du roi du Maroc, Rabat avait accepté de jouer les intermédiaires. Bataille avait tout de même pris la précaution de se faire mettre sur écoute, preuve de son innocence, en cas de remarques indiscrètes du président, ou de son entourage. Le conseiller n’avait jamais envisagé que son nom, un jour, puisse se retrouver étalé sur la place publique. Pegasus vendait de la certitude et de la certification : jamais personne ne devait pouvoir remonter sa piste. C’était sans compter sur une fuite d’un employé de la maison Pegasus, qui se rêvait un destin à la Snowden, et dont la tête fut retrouvée gisant à ses pieds dans une ruelle de Jérusalem-Est.
Hugues Charybde le 21/11/2022
David Dufresne - 19h 59 - éditions Grasset
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