Mon ami Pierrot, prête ta plume à Jim Bishop, pour écrire tes maux

Un an après le succès de “Lettres perdues”, Jim Bishop revient avec un nouveau one-shot qui s’inscrit, à la suite du précédent, dans une série informelle sur le passage à l’âge adulte et le désir d’émancipation, dans le cadre féérique de ces contes philosophiques.

Mon ami Pierrot démarre à la manière d’un conte médiéval où l’amour courtois et les mariages arrangés sont le quotidien de la noblesse où est née Cléa de Ignis. Elle qui s’imagine danseuse, qui s’émerveille de la magie et aspire à voir le monde comprend que son horizon se résume à être promise à Berthier de l’Eau, fils du comte du même nom, dans le cadre d’un mariage qui arrange les deux familles. 

Au sortir de l’adolescence, Cléa rêve d’autre chose que cette union avec un inconnu et se laisse entraîner par un étrange magicien de rue, Pierrot. Sous le regard de Berthier, elle s’enfuit dans la forêt enchantée qui abrite Pierrot et son univers mystérieux. Jusque là, un conte classique, mais Jim Bishop joue avec ces clichés du féérique-fantastique pour mettre en scène son intrigue qui se révèle plus complexe. Derrière le magicien beau parleur, fantasque et impulsif qui séduit Cléa se cache un autre visage, celui d’un pervers narcissique.

L’illusion & la désillusion

Avec adresse, Pierrot manipule les mots. Pour réaliser ses tours, mais aussi pour asseoir son emprise sur les autres. Le magicien au chapeau pointu questionne, trouble et inquiète. Son étrange hibou à tête de chat semble savoir trop de choses et cette magnifique forêt enchantée devient plus sombre à fur et à mesure qu’elle s’enfonce à l’intérieur. 

Tandis que Cléa découvre une autre facette de son amant un peu trop mystérieux, il se révèle chez elle un désir d’émancipation et de liberté qui ouvre une réflexion sur la condition des femmes face à des hommes qui ont le pouvoir, l’argent ou le langage. Elle découvre derrière la féérie que l’emprise passe autant par le culturel et l’art que par l’argent et la force. 

De son côté Berthier se lance dans une quête désespérée, celle de sauver sa promise qui se mue en quête de lui-même dans un monde qu’il ne comprend pas. Cléa, Pierrot, Berthier… derrière leurs statuts d’archétypes se révèlent bien plus riches et complexes. 

Le dessinateur installe des jeux de faux semblants permanents qui font glisser le merveilleux vers le malaise. Les protagonistes découvrent que les rêves ont un prix et que chaque choix personnel aura un impact sur les autres. 

« Au clair de la Lune / Pierrot répondit… »

Ce conte de fées revisité emprunte à la comptine populaire Au clair de lune son aura et la puissance de son sous-texte discret. Quoi de mieux qu’une chanson connue de tous les enfants qui évoque en réalité un monde liée à la sexualité ? Ce double-jeu lié au merveilleux et à l’enfance, Jim Bishop se l’approprie pour créer un Pierrot tout aussi séduisant que trouble dans son caractère, aussi cliché qu’inattendu dans sa représentation. 

Dans ses derniers livres, Lettres perdues et Mon ami Pierrot, il évoque sur fond de fantastique des sujets forts et intimes comme le deuil, la désillusion de la passion amoureuse, la confiance, l’émancipation, les responsabilités… La fin de l’enfance et des rêves, transposée dans un monde différent pour mieux parler du nôtre. 

Pour ce nouveau livre, il explique avoir été marqué par le trait et la narration de Kamome Shirahama et sa série culte L’Atelier des Sorciers et lui emprunte son idée de la magie graphique pour développer son récit et en prenant ses distances avec ce déclencheur. Pour bâtir ses univers, le dessinateur emprunte de nombreuses références dans un melting pot d’images et d’idées graphiques devenues siennes. Si on sent le patronage d’Hayao Miyazaki, il a su trouver sa propre patte proposant une gamme très large de personnages et de décors qui oscillent entre esthétique pop et douce folie. 

Principe d’attraction-répulsion

Son trait épuré fait la part belle aux émotions à travers des visages discrètement expressifs et des cadrages qui captent les regards. L’auteur propose un découpage où certains objets ou personnages s’affranchissent des cases ou de la composition pour créer un effet féérique, mais aussi pour appuyer le fond et ce désir de liberté des personnages. Seul petit défaut de cette approche, certaines planches présentent des persos moins fouillés, mais cela semble plus tenir au scénario qui est très resserré sur les protagonistes. Pour appuyer cette esthétique, les décors deviennent des effets de matières et l’ensemble bénéficie d’une palette de couleurs bigarrée et fluo qui renforce l’atmosphère du conte et cette séduction immédiate.  

Jim Bishop emprunte aussi à ses influences, la temporalité propre au manga où il s’attache à développer les relations entre les personnages avec des séquences où le temps se dilate et d’autres plus elliptiques pour faire avancer l’histoire. Cette narration donne des albums à la forte pagination et une histoire qui prend son temps à s’installer afin de mieux nous immerger dans son univers charmant qui bascule vers le malaise. Un glissement réussi qui oppose la magie à la désillusion : celles citées plus haut, mais aussi celles de ces associations que l’on fait entre magie et amour dans le langage courant. 

L’auteur travaille ses symboles, glisse des références et du sous-texte dans ses planches très graphiques pour créer ce trouble. Un univers fantasque et léger au premier abord qui, à la manière d’Inio Asano, propose un dessin enchanteur pour mieux nous plonger sans espoir de retour dans ces situations cruelles. Ainsi impossible de lâcher l’album, les 260 pages s’enchaînent d’une traite et on y revient pour feuilleter et creuser après l’avoir fini sans avoir envie de le refermer.  

Thomas Mourier le 10/03/2022
Jim Bishop - Mon ami Pierrot - Glénat

Les liens boutent sur Bubble où vous pourrez trouver ce dont on parle.