L'AUTRE QUOTIDIEN

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Le dictionnaire amoureux de l'éloquence de Mathilde Levesque

Subversif et rusé, un dictionnaire amoureux qui sait être joueur et incisif, érudit et politique. Grâce à un subtil détour renouvelé par Aulnay-sous-Bois, l’éloquence comme vous ne l’imaginiez sans doute pas.

C’est en commençant à écrire ce livre que j’ai compris à quel point mon sujet, que je croyais avoir circonscrit par des années d’études, était en réalité infini.

Longtemps je me suis cantonnée au seul domaine de la rhétorique, en étudiant l’éloquence comme un travail. C’est aussi comme cela que je l’enseignais à mes élèves : savoir construire un discours et savoir le décrypter.

Mais s’il n’y a pas d’entrée « Éloquence » dans ce dictionnaire, c’est bien parce que la réalité de cette notion demande l’espace d’un livre.

« Art de bien parler », « art de persuader », « facilité pour le faire » : l’éloquence est pourtant tellement plus que cela, ne serait-ce que parce que ce qui nous parle n’a pas forcément choisi de le faire.

Je suis tombée dans l’éloquence comme d’autres dans la marmite. Très tôt, j’ai éprouvé le besoin de prendre la parole pour ceux que la société laissait de côté : le temps du journal du lycée est un peu loin, mais je le garde toujours dans un coin de mon cœur, comme le premier qui m’a permis de sortir de l’intimité de mes cahiers de poèmes. L’enfance est une période de la vie où, qu’on le veuille ou non, on n’a la main sur rien : même si l’on veut changer le monde, on n’a aucun moyen de le faire. Alors il reste la parole. Cela m’est très tôt apparu comme une évidence autant qu’une nécessité ; j’avais l’impression qu’à ma toute petite échelle je pouvais faire changer les choses.

Et puis il y a eu les premiers pas dans mon métier. Mutée il y a dix ans en Seine-Saint-Denis, je ne savais à quoi m’attendre, et j’ai découvert une tout autre éloquence que celle, académique, de mes années de formation.

Je suis arrivée à mon bureau le sac et la tête pétris d’Antiquité et de classicisme ; mais il m’a fallu éprouver face à mes élèves l’étendue de mon ignorance lexicale, en même temps que je découvrais un art de la débrouille qui se manifestait aussi dans l’improvisation verbale. J’observais une véritable intuition de l’éloquence chez mes élèves. Peut-être pas celle des discours, mais celle de la repartie : car, pour faire des discours, il faut la tribune.

C’est donc par mon métier que j’ai véritablement accédé aux arcanes de l’éloquence. Je parle d’arcanes car mes études en avaient laissé tout un pan dans l’ombre ; je ne connaissais que l’éloquence intellectuellement, universitairement et donc socialement validée. Place à tout le reste !

Au moins depuis ses « Lol est aussi un palindrome » (2015) et « Figures stylées » (2017), et peut-être encore davantage avec son « La tête haute – Guide d’autodéfense intellectuelle » (2019) (désormais également disponible en poche sous le titre « Se faire respecter : la puissance de la rhétorique au quotidien »), Mathilde Levesque poursuit un travail herculéen et profondément salutaire, dans le lycée d’Aulnay-sous-Bois où elle enseigne le français et les lettres, et en dehors de ce lycée : rien moins que, au quotidien, contribuer à redonner à des populations scolaires généralement considérées, pour de bonnes et de mauvaises raisons, comme « défavorisées », le désir d’émancipation et la fierté qu’est à même de leur fournir le travail de la langue, en y mixant les codes admis et moins admis avec une véritable inspiration (on songe évidemment au magnifique « Toi aussi, tu as des armes » ainsi qu’au flow métallisé et indispensable d’un D’ de Kabal) – et de nous en rendre compte ensuite, d’une manière unique et passionnante, par sa soigneuse malice et sa rare capacité à associer étroitement, en effet, le très académique (voire l’érudit) et le beaucoup moins académique. Ce « Dictionnaire amoureux de l’éloquence », qu’elle signe en septembre 2022 dans la fameuse collection des éditions Plon, en constitue une nouvelle démonstration éblouissante.

C’est pourquoi vous trouverez dans ce dictionnaire plusieurs types d’entrées, qui tentent d’illustrer la plasticité de la notion.

Il était difficile de faire l’impasse sur les fondations antiques de l’éloquence, et sur leur résurrection au siècle classique : il faut rendre à César ce qui lui appartient.

Mais à ces entrées académiques répondent aussi les portraits de certains de mes élèves, ou de proches qui incarnent à mes yeux des visages de l’éloquence. Comme dans Les Caractères peut-être, vous reconnaîtrez derrière la leur une autre voix que vous avez un jour croisée ; j’espère qu’à leurs prénoms vous en substituerez d’autres.
Il y a aussi dans ce livre un peu de notre monde actuel – celui qui fait réfléchir et avancer, pas celui qui se périme en même temps que la polémique qu’il a instaurée.
D’autres entrées vous surprendront sans doute, ou vous sembleront à première vue hermétiques et, en l’occurrence, peu éloquentes. Ne les fuyez pas : volontairement mystérieuses, elles sont des portes d’entrée vers d’autres mondes qui vous seront sans doute plus familiers. C’est de cette manière que j’ai à mon tour cherché à gommer les frontières entre les multiples univers de l’éloquence.

Ne soyez pas surpris, non plus, de voir souvent se glisser mes élèves dans des entrées où on ne les attendrait pas. Car telle est la réalité : ils sont toujours là où on ne les attend pas.

Il y a à nouveau dans ce beau texte – alphabétique comme il se doit ! – beaucoup d’intelligence, beaucoup de tendresse – et beaucoup de conscience politique en profondeur. En cheminant aux côtés d’Aristote, de Pierre Bourdieu, de Cyrano de Bergerac, de Démosthène, de Raymond Depardon, d’Annie Ernaux, de Galilée, d’Anne Gruwez (à propos de laquelle pourra se glisser comme un fantôme du juge Roban de Philippe Duclos), de Gisèle Halimi, d’Homère, de Victor Hugo, d‘Eugène Ionesco, de Philippe Lançon, de Quintilien ou de Jean Racine, mais aussi d’Assa, de Momo, de Sheshe ou de Teodora (puisqu’il est bien entendu que ces élèves sont toujours là où ne les attend pas), en n’oubliant pas de se préoccuper d’accent, d’autorité, de caricature, de casquette, de comique, de commentaire sportif, de complotisme, de conseil de discipline, de gilets jaunes, de lapsus, de ponctuation ou de tchip, et de bien d’autres sujets légitimement attendus ou à la présence nettement plus ruséeMathilde Levesque nous offre un somptueux voyage au cœur d’une zone particulière – et si fondamentale – du monde des lettres. Et elle la pratique, cette invitation-là au voyage, avec un courage, un sens de l’à-propos, une détermination, une humilité habile et une intelligence politique qui forcent à nouveau l’admiration. Ce dictionnaire amoureux vous emmènera là où vous ne le soupçonniez guère initialement.

Adapter (s’)

Parmi les nombreux sujets dont la Terre entière est spécialiste, on trouve depuis un an l’épidémiologie, et depuis des siècles le football et l’école.

Je dois confesser ne rien connaître ni à la première ni au deuxième, mais m’amuse souvent en écoutant mes congénères pontifier sur mon métier, qui m’a quand même demandé dix années d’études pour avoir un minimum de recul.

Je pense pouvoir dire que, si tout le monde a un avis sur l’école, c’est parce que tout le monde y est passé ; chaque adulte reste par ailleurs un éternel écolier, dans la mesure où il porte en lui le souvenir d’un prof qui l’a révélé, ou d’un autre qui l’a découragé.

Le métier d’enseignant est, comme pour tout orateur, une affaire d’adaptation : on doit à la fois s’accorder avec notre sujet et avec notre public. Cicéron et Quintilien ont bien montré l’importance de l’inventio : il faut en permanence s’assurer que les arguments déployés ainsi que la manière dont ils sont organisés sont adaptés à l’objet du discours.

De même, il est important de prendre en compte son public, au nom d’un idéal de clarté théorisé sous l’Antiquité et réintroduit par le classicisme. C’est cette exigence de clarté qui, dans un métier comme le nôtre, permet d’aborder des contenus parfois très exigeants : on peut étudier tout, avec n’importe qui.

Pour convenir, un discours doit s’adapter à des circonstances toujours singulières, mais selon des modalités globalement inchangées depuis la Rhétorique à Hérennius.

S’adapter à son sujet, c’est d’abord une histoire de style : difficile d’émouvoir sans un style noble, difficile d’être didactique sans un style simple, compliqué de faire rire sans un style agréable. En dehors d’expériences littéraires sans conséquences, on sait à quel point un sujet traité avec un style inconvenant peut perturber : on peut rire de tout, mais pas… n’importe comment.

De même, en fonction du thème que l’on souhaite aborder, on veillera à respecter les codes des trois grands genres de discours (voir cette entrée) : le judiciaire pour accuser ou défendre, le délibératif pour exhorter ou dissuader, le démonstratif pour louer ou blâmer. Il est parfois vertigineux de se dire que, depuis toujours, n’importe quelle cause prend l’un de ces trois visages.

Mais ce qui importe par-dessus tout, c’est de prendre en compte son public. Pascal a très bien montré qu' »il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l’âme » : le discours changera donc selon que l’on veut toucher l’esprit ou le cœur. Et c’est ainsi que j’en reviens aux souvenirs d’école, car l’une des particularités de notre métier est que l’on doit parler aux deux, sous peine de finir au fond du tiroir des « mauvais profs », démagogues s’ils parlent trop au cœur, et inhumains s’ils ne s’adressent qu’à l’esprit.

Il existe finalement un paradoxe dans l’éloquence, qui consiste à prendre la parole pour modeler son public, mais qui impose pour cela de se modeler soi-même afin d’être au plus près de ceux que l’on veut changer. Sans ce principe, c’est l’échec assuré.

Cela dit, le principe même du débat ou de la prise de parole hors de l’entre-soi est un sacré défi : en effet, l’histoire de la rhétorique est émaillée de tentatives infructueuses, le désaccord prenant le plus souvent la forme stérile de deux routes parallèles qui ne parviennent jamais à se rencontrer. Il en faut du courage, pour construire des carrefours.

Hugues Charybde le 31/10/2022
Mathilde Levesque - Dictionnaire amoureux de l’éloquence - éditions Plon

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