Pour nous toutes, Anna Milani
La puissance poétique d’une géométrie ensorcelée, d’une maison à replis et à couches enfouies, d’un devenir secret. Impressionnant.
Je dessine un carré avec des phrases compactes : c’est la maison. À l’intérieur un passé révolu séjourne, des présences vagues laissant des objets sur les meubles : un fragment de cristal brisé, une poignée de terre. Les murs connaissent l’histoire, ils l’inspirent, ils l’expirent. Elle fait partie de la charpente.
À peine un an avant le choc « Géographie de steppes et de lisières », le tout premier recueil de l’Italienne vivant à Montpellier Anna Milani, « Incantation pour nous toutes » (publié chez Isabelle Sauvage en juin 2021), proposait déjà de quoi ébranler un paysage poétique et y créer une sourde et pourtant vive inquiétude.
Les visiteurs sont rares. Ils repèrent de l’extérieur les signes d’une affinité dans la disgrâce. Ils arrivent avec des petits présents, pour embellir l’heure : un bouquet sauvage, quelques noix. Les phrases qu’ils prononcent pour s’annoncer s’épuisent le long des couloirs, à la recherche de l’autre. L’habitant de la maison.
Jouant d’un art de la description comme mine de rien, subtilement ensorcelant dans ses relevés topographiques et géodésiques, capable de déployer discrètement un sentiment éthéré, diffus, qui évoquerait peut-être les extraordinaires harmonies fantômes de Sandra Moussempès (du côté de « Colloque des télépathes » ou de « Cassandre à bout portant », par exemple), voire, dans un tout autre registre, les tesseracts et les labyrinthes intérieurs-extérieurs d’un Mark Z. Danielewski et de sa « Maison des feuilles », cette incantation donne le signe d’une magie qui détourne le quotidien le plus anodin au nom de forces telluriques et souterraines inscrites dans ses murs et dans ses fondations. Il y a réécriture et palimpseste à l’œuvre dans ces corridors, ces escaliers et ces soupentes arrachées à d’antiques habitudes, voire à d’anciens esclavages n’ayant que rarement dit leur nom.
Des figures déambulent dans la pénombre. Elles portent des robes longues, elles se déplacent d’une pièce à l’autre, ramassant les débris de verre. Elles sont chargées de fermer les portes. Elles les ont tellement fermées que le dehors est une superstition.
Vianney Lacombe, dans sa recension pour Poezibao (à lire ici) ne s’y trompait pas : structure chargée d’histoire, pour le meilleur et pour le pire, la maison construite ici pour nous (« toutes ») par Anna Milani abolit pourtant les séparations spatiales, le dedans et le dehors, la nature et la culture. Il s’agit bien de laisser entrer quelque chose qui puisse libérer.
La maison se trouve à la confluence de trois rivières souterraines. Dans la nuit on entend l’eau travailler et dissoudre les roches calcaires. Elle creuse des conduits et des vides, elle génère pertes et résurgences. La maison s’adapte à la morphologie souterraine.
La nuit les murs se déplacent et redessinent les espaces intérieurs. Ils empêchent l’habitude de s’installer chez l’habitant. Le matin il faut reconstituer le plan de l’édifice et renommer les pièces. La maison a ses propres stratégies de survie.
Scènes de la vie de l’édifice qui ne se soucieraient pas d’abécédaire, scènes où la magicienne glissée depuis l’âtre saurait se faire chamane ou cosaque l’espace d’un galop dans une plaine sans horizon perceptible, scènes où quelque chose a enfin changé, puisque d’esprits tutélaires asservis, les habitantes du lieu ont désormais « à faire avec les mots » : comme Catherine Dufour traquant les paradoxes de l’émancipation dans l’épaisseur des murs de pierre (« Entends la nuit », 2018), Anna Milani déploie sa ruse là où elle n’est guère attendue. Et c’est ainsi que cette poésie pénètre et crée le vacillement salutaire.
Des tâches ménagères on a fait un feu. Brûlant les ustensiles et les normes qui répliquaient les rôles. Les casseroles maintenant nous servent pour battre le temps et des carafes nous versons de l’air dans l’air pour enivrer l’espace. Les tâches qui nous incombent à présent ont à faire avec les mots.
(…)
Malgré la maison. Malgré sa structure persistante et compacte, ses serrures et ses embargos : le dehors est conçu de l’intérieur. Dans la surface établie des chambres, dans le labeur des solitudes, s’ouvre un espace tellement vaste où s’égarent les liens de cause à effet.
Au loin, on aperçoit la figure d’un soldat chanceler sur l’étendue brûlante et le cadre d’une porte au milieu de nulle part, entrebâillée sur l’infini.
Hugues Charybde le 24/10/2022
Anna Milani - Incantation pour nous toutes - éditions Isabelle Sauvage
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