Fela Kuti exp(l)osé à la Cité de la Musique
Né en 1938 au Nigeria, Fela Kuti devient une figure internationale dès la fin des 70’s à enchaîner les tournées jusqu’à son décès en 1997. Auteur de plus de 90 disques, arrêté plus de 200 fois au cours de sa carrière, l’héritage tant musical que politique du «Black President» est omniprésent. Nourri au panafricanisme de Malcolm X, Kwame Nkrumah ou Cheikh AntaDiop, mais aussi des combats anticoloniaux de sa mère, la féministe Funmilayo Ransome-Kuti, il avait fait de ses concerts des tribunes politiques et de sa maison, la Kalakuta Republic, un bastion dissident. Vue en plongée à la Cité de la Musique.
Le directeur général de la Cité de la Musique / Philharmonie de Paris, Olivier Mantei, se souvient : le premier concert de Fela Kuti a eu lieu en France à l’hippodrome de Pantin, à quelques rues du lieu de l’exposition. Celle-ci est le résultat du travail de trois commissaires d’expo, dont « ID », aka Mabinuori Kayode Idowu. Ceux-ci ont travaillé de près avec Alexandre Girard-Muscagorry et Mathilde Thibault-Starzyk, et ont consulté les enfants de la famille Kuti qui ont donné le tempo de l’expo, en effaçant proprement et Tony Allen et Martin Meissonnier, producteur et tourneur, mais un petit doigt me dit que le susnommé ID ne le porte pas dans son cœur… Autre absent, JK Brimah, le philosophe et parolier qui l’a fait passer d’une révolte anarchiste à une pensée construite qui aurait pu faire de lui le nouveau Elridge Cleaver nigérian (mort à Londres l’été dernier).
L’exposition s’ouvre avec un portrait du musicien en icône, réalisé par l’artiste américain Barkley L. Hendricks qui mixe le black president à un amas de chaussures de ses queens ( il en avait épousé plus d’une vingtaine pour le décorum façon roi africain où l’image dépassait le propos) , avant de laisser place à des éléments photographiques, sonores, visuels et vidéos. La musique est partout, bien sûr, et les couleurs de Fela Anikulapo-Kuti, ses proches et son « Afrika Shrine » musical qui avait bluffé jusqu’à Paul McCartney venu avec Wings y enregistrer un album et ressorti du concert totalement emballé d’une telle puissance musicale : au même titre que James Brown qui y avait découvert des éléments de son propre funk mixé aux groove africains avec percu démultipliées.
Avec ces pochettes de disques, vêtements de scène, instruments, enregistrements, l’Afrobeat reprend vie en plein Paris, rappelant l’exceptionnelle exposition ‘David Bowie Is’ du Victoria & Albert Museum, de 2013, passée par la Philharmonie en 2015 ; en moins copieux tout de même.
L’exposition peut se parcourir au gré des extraits vidéos, qui interpellent évidemment ; elle retrace aussi la biographie et le parcours de l’artiste, de sa naissance près de Lagos, en pays Yoruba, à son mariage à Londres et son retour au Nigéria. Sa carrière y est embrassée au rythme de ses révolutions intellectuelles, en premier sa découverte du Black Panther Party notamment, lors d’un voyage aux Etats-Unis en 1969. C’est à son retour à Lagos que prend naissance l’Afrobeat conçu avec Tony Allen, son batteur et chef d’orchestre, inséparable de sa vision du monde et de sa foi en l’art comme instrument de changement social.
Music is the Weapon of the Future/ La musique est l’arme du futur
Fela Anikulapo Kuti
Les cartes, lettres, livres de sa bibliothèque, vinyles et photographies relatent l’expérience de la République du Kalakuta, au rythme de ses hymnes des années 1970, comme ‘Why Black Men Dey Suffer » (1976) et le fameux titre « Zombie » (1976). Zombie est sans doute le titre qui a le plus marqué les esprits. C’est aussi celui qui a fait basculer le destin du chanteur. L’album éponyme sort en 1977 sur le label Coconut Records au Nigeria, le label de Fayssal Elhani son producteur de l’époque. Inspiré par les idées de Malcolm X, de Kwame Nkrumah et de Frantz Fanon, l’autoproclamé « Black President » a, peu à peu, radicalisé son propos mêlant un panafricanisme militant aux diatribes visant autant les multinationales occidentales que les juntes militaires de son pays. Corruption, inégalités, violences… Fela Kuti dénonce les abus du pouvoir depuis le Shrine, un night-club privé où il organise ses concerts… qui sont autant de meetings politiques.
En janvier 1977, tandis que se tient le Festival mondial des arts nègres de Lagos, qu’il boycotte, il interprète pour la première fois Zombie avec son groupe Africa 70 lors d’une série de concerts gratuits qui attirent la foule et les journalistes. Il faut patienter un peu plus de cinq minutes d’une transe afrobeat enfiévrée, mêlant highlife ghanéen, percussions traditionnelles et jazz hard-bop, pour que la voix chaude de la star nigériane nous en dise un peu plus, en pidgin, sur ces mystérieux morts-vivants qui inspirent la chanson… « Le zombie n’avance que si on lui dit d’avancer, le zombie ne s’arrête que si on lui dit de stopper, le zombie ne pense que si on lui dit de penser… » Même si on préfère par ici I.T.T. ( International Thief Thief de 1979) qui annonçait le libéralisme mondialisé avec quelques lustres d’avance sur les autres.
Un message et une vision de l’Afrique qui, pour les commissaires d’exposition comme pour les proches de Fela, reste plus que jamais d’actualité, quand le mouvement Black Lives Matter résonne des USA vers le reste du monde et que l’Afrique des années 2020 vire ses anciens colonisateurs - pour tomber sous la coupe des Russes et des Chinois qui s’emparent peu à peu de son économie et de ses richesses minérales et autres… I.T.T., comme on vous l’a dit … Ici, on suggère beaucoup ( pour ne fâcher personne ? ) mais on n’appuie jamais ni sur le message politique pan-africian de Fela et tous ses engagements qui sont pourtant la matière de son propos au fil de (quasi) chaque titre produit et diffusé.
Même si on pense que vous avez (sûrement) déjà entendu les propos groovy de Fela, on vous conseille en introduction à sa musique, la compile en 4 CD’s : AfroBeat, the Best of Fela Kuti & Africa 70 ( 1969/1979)
Et puis, côté reconnaissance du héros africain, on peut citer François Bensignor, Fela Kuti, le génie de l'afrobeat aux Éditions Demi-Lune, 2012. En 2016, le chorégraphe Serge Aimé Coulibaly crée Kalakuta Republik, inspiré de la vie de Fela, présenté au festival d'Avignon. Puis, le 17 janvier 2017, Erykah Badu lui rend hommage dans un coffret qui comprend sept albums mythiques de la star nigériane, d'Army Arrangement à Underground System, des disques symboles de sa rébellion, tous sélectionnés par la reine du Nu Soul pour faire perdurer l’œuvre de l’artiste. C’est dire qu’il ne reste jamais très longtemps absent des mémoires ou des événements musicaux, l’afrobeat étant devenu carrément un genre musical à lui seul, générant des albums et des groupes dans le monde entier depuis les années 90. D’après Jean-Jacques Mandel qui l’a fréquenté assiduement dans les 70’s, on sent assez peu le frisson de Lagos par manque d’ambiance sonore, du souffle des diesel au bruit des klaxons, en passant par l’intense brouhaha de la ville tentaculaire qui ne dort jamais.
Rebellion afrobeat porte bien son nom puisque Fela a décidé un jour de passer de son nom d’ancien esclave Ransome à celui d’Anikulapo l’homme libéré… Et vous retrouverez cela et plus dans le somptueux catalogue (qui va faire date), publié par La Philarmonie/Textuel qui dévide l’histoire par les sons et les images; un très bel objet, de quoi envisager un cadeau pour les fêtes.
Jean-Pierre Simard le 24/10/2022
Rébellion afrobeat Exposition à la Cité de la Musique -) 11/06/2023
Catalogue Rébellion Afrobeat co-édition La Philarmonie /Textuel