L'AUTRE QUOTIDIEN

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« Athena » de Romain Gavras : Le capitaine Flam est-il fasciste ?

Athena, dernier film en date de Romain Gavras, fournit, à son corps défendant, les images d’une guerre civile que d’aucuns fantasment quotidiennement, alimentant le ventre de la bête immonde dont il entendait pourtant se défendre. Paradoxalement, à se situer politiquement contre l’extrême-droite, Athena, à force d’être contre devient antipode, se situe tout contre, jusqu’à en épouser les formes autant que les forces réactionnaires.

Dans la série animée japonaise, le Capitaine Flam, aidé de Crag et Mala, sert le gouvernement intersidéral afin de déconfire les forces du désordre grâce à sa science. Abdel, militaire multi-décoré de retour de service du Mali, héritier d’une tradition de tirailleur algérien, est le Capitaine Flam d’une fratrie que tout oppose, symbolisant la famille France fracturée, au bord du suicide collectif, soit de la guerre civile dans le dernier film de Romain Gavras, Athena, du nom de la cité où se déroule le drame. Abdel Flam entend ainsi, dans un premier temps, faire triompher les forces de l’esprit sur la force brute de son frère vengeur Karim et de tous ses « Princes de la ville » qui le suivent afin de châtier le crime impuni de leur jeune frère par de soi-disant policiers, quand l’aîné de la famille, Moktar, opte pour la tactique du crabe, le cancer de la banlieue, celui du repli stratégique sur son bizness vert.

Comment donc laver ce crime : laisser faire (l’enquête/la justice/la police), option Abdel Flam ; ne rien faire (sauf à biznesser), option Moktar le dealer ; tout faire (éclater), option Karim le vengeur ? Un questionnement qui transmue le film de l’intersidéral à l’intersidération, l’ambiance space opera du vrai Capitaine Flam y contribuant, en habitant musicalement le film de Romain Gavras. Athena dilate en effet la musique du titre Les princes de la ville du groupe de rap 113 (1), à la manière des ambiances sonores de PNL, ayant signé un même titre que celui du film, Athena, le film se voulant par ailleurs un hommage au DJ suicidé du 113 du haut d’un immeuble, celui du si regretté DJ Mehdi, immeuble sur lequel se terminera précisément le film autant que sur le suicide d’Abdel. Cette musique qui ouvre le générique, qui se voulait planante, devient cependant une musique générique, une musique militaire, cadencée au pas, o(mni)ppressante, qui transfigure les nappes sonores atmosphériques de PNL en nappe de plomb, sa surprésence dépressurisant l’air ambiant pour le situer à un niveau d’anormalité telle que, compressé, tout ne pouvait qu’exploser en fin de film. Une musique qui joue donc un rôle déterminant, celui du chœur d’une tragédie qui se voudrait antique, Romain Gavras jouant les augures à travers cette musique annonciatrice de la mauvaise nouvelle, celle d’un pays qui ne serait plus simplement au bord de la guerre civile, qui en serait au précipice.

Ainsi, dans cette tragédie qui se voudrait athénienne, tout est joué d’avance, dès les premiers instants du film. En un long plan séquence hitchcocko-de-palmien qui ouvre Athena sur plus de dix minutes, le Capitaine Abdel Flam sort du commissariat afin de répandre publiquement la bonne parole : son jeune frère mort, un appel au calme est lancé, pour laisser le temps au temps, celui de la justice, autant dire de laisser la vérité judiciaire faire son travail du deuil de l’infortuné. Mais quand le long plan séquence de Snake Eyes était déjà truqué, dont les raccords étaient effacés par l’effet du numérique, pour dire combien il manquera toujours une image à l’image, soit la vérité, quand La corde d’Hitchcock invitait elle aussi au calme, intimant l’ordre au spectateur de ne pas croire ce qu’il voyait, dans Athena, Romain Gavras, au contraire, par la manière de filmer la sortie d’Abdel Flam du commissariat, visage plein cadre, croit à ce qu’il fait voir (que la guerre est déjà là). C’est que la vérité est au bout du couloir. Oui, Y’a que la vérité qui compte pour Romain Gavras, qui sera par ailleurs révélée en fin de film. Le crime commis sur le jeune frère sera finalement celui d’une extrême-droite qui n’a pas de face, déguisée en faux policier, qui n’a qu’un emblème en guise de visage, quand Kery James, dont DJ Medhi était encore, aussi, l’architecte sonore, voyait déjà, parlant de la société, « sur ton visage blême, […] l’emblème de la droite extrême » (J’ai mal au cœur). Une extrême-droite qui escompte ainsi mettre à feu et à sang la République, ce faisant, selon Romain Gavras.

Athena télévisualise dès lors son propos cinématographique afin de le rendre crédible. Ce n’est plus un film, mais une émission téléréelle. Ce qui était ambigu, demeurant invisible (qui a commis le crime ?), aurait ainsi pu être porteur d’un semblant de cinéma. Romain Gavras opte pour le parti contraire, celui du visible, du trop visible (dans le propos, dans ses effets), autant dire pour un pseudo-programme journalistique à grande vitesse que lui envierait pratiquement Bernard de la Villardière à force de vérités délivrées en forme de sommation, car tout se veut tellement réel, trop réel (c’est-à-dire annonciateur de la réalité à venir, la précédant en la filmant, soit la catastrophe), le film ne sortant pas, par ailleurs, sur grand écran mais se diffusant comme une traînée de poudre sur Netflix, dans l’espoir, peut-être, d’un effet (de vision) de masse, d’un effet de nasse.

Ce long plan séquence d’ouverture n’est donc pas simplement une manière de poseur, il fait la matière du film. Sa fluidité symbolise à l’écran le nom de la vérité à venir, inarrêtable comme le poison de la violence et de la guerre insinue partout son venin dans Athena.

Il faut alors dire combien s’est produit quelque chose d’important avec le film de Romain Gavras. Non pas simplement au cinéma en aboutissant le « Banlieue-film » dans un sous-genre, celui du film de banlieue en feu (2), mais aussi dans l’espace culturel, politique et social, un changement d’échelle dans la perception des banlieues qui paraît hautement problématique, qui fait d’Athena le revers des flics médaillés par Cédric Jimenez dans son Bac Nord. Romain Gavras fournit, en effet, à son corps défendant, les images d’une guerre civile que d’aucuns fantasment quotidiennement, alimentant le ventre de la bête immonde dont il entendait pourtant se défendre (soit l’extrême-droite). 

Or, paradoxalement, à se situer politiquement contre l’extrême-droite, Athena, à force d’être contre devient antipode, se situe tout contre, jusqu’à en épouser les formes/les forces réactionnaires. Chacun des frères articulent ainsi son action sur la logique de l’honneur, revisitant l’antienne pétainiste Travail (le deal étant un travail comme un autre, Moktar s’efforce de sauver sa petite entreprise qui ne connaît pas la crise), Famille (qu’il faut venger via Karim), Patrie (qu’il faut défendre militairement, selon l’alternative Abdel). De surcroît, Athena repose sur un même fond idéologique droitiste, celui du thème de la justice punitive/justice expéditive qu’il emprunte à la fois au western classique autant que le film paraît remettre au goût du jour un certain genre cinématographique que nombre de critiques pensaient débarrassé des écrans, celui du vigilante movie, à la manière dont Charles Bronson l’incarnait dans Un Justicier dans la ville, en en inversant sans doute la logique comme il l’exhausse dans son principe, mais en greffant sur d’autres territoires, ceux de la France, cette forme de justice sauvage à Hollywood aux allures fascisantes (3)

Reprenons, cependant, pour se défaire du rythme d’un film greffé sur celui des journaux d’information en continu dont il est tant question dans le film, avec leur vitesse omnivore, qui veulent tout savoir pour ne penser à rien, cette logique narrative dans le film faite de « misérables combinaisons et enchaînements de fil en aiguille » (Michaux).

Dire, tout d’abord, qu’Athena est le dernier film d’une trilogie qui n’a jamais dit son nom, installant donc, sans doute, dans le paysage cinématographique français un sous-genre du « Banlieue-film », celui de la banlieue en feu, précisément. Un film-fusée, dont les nombreuses projections bariolent l’écran, saturant toutes les formes de représentation traditionnelles du quartier autant que ces multi-jets créent un écran de fumée sans jamais dissimuler que l’équipe des banlieusards s’y trouvent au complet : BAC, CRS, Police, le « harki » aux ordres de la France, Abdel Flam le militaire, frère de la victime expiatoire, le dealer aussi, le frondeur, et tous les « jeunes ambitieux, parfois vicieux » (113), comme Sébastien le salafiste de service fiché S pour sévices en Syrie joue au retour de Martin Guerre.

Athena est ainsi un film-fusée, une trilogie-fusée, autant, à plusieurs étages, dont le premier était La haine de Mathieu Kassovitz, le second, Les misérables de Ladj Ly (qui est au scénario comme à la production d’Athena), auxquels Athena renvoie par de multiples clins d’œil, La haine/Les misérables préparant chacun à leur manière le principe de combustion porté à son paroxysme par Athena, soit la mise à feu de la banlieue en ne lui offrant que cette seule image. Non pas une image juste, mais juste une image (Godard) de laquelle elle ne pourrait jamais s’extraire comme ce jeune garçon sacrifié ne sortira plus du cadre (photographique) dans lequel il est enfermé dans Athena, désormais sage comme une image, encadré comme une affiche électorale, son tombeau. Mais quand un quartier, en voie de destruction, s’envolait verticalement/problématiquement loin dans les cieux de Gagarine (Fanny Liatard et Jérémy Trouilh), Athena se veut dans un premier temps horizontal, pratiquant la politique napalmienne de la terre brûlée qui, par effet de contagion, s’étend au reste de la France. Un feu dont la symbolique biface est lourde, comme les personnages sont empesés dans des idées, une symbolique qui s’organise autour du diptyque feu libérateur/feu destructeur dans Athena. Dès lors, si La haine de Mathieu Kassovitz reposait sur le principe de la bombe à retardement, dont le tic-tac prophétique annonçait la catastrophe finale, que les enjeux des Misérables étaient encore relativement circonscrits au territoire d’une banlieue particulière autant que pour La haine, Athena produit de son côté un saut à la fois qualitatif et quantitatif, autant dire explosif : quand la biologie moléculaire permettait à Mala de modifier l’aspect de son visage dans le vrai Capitaine Flam, Athena n’a, pour sa part, en fin de film, « comme Nikki Lauda » (I Am), plus de face pour les avoir toutes brûlées, sauf celle de Romain Gavras, cinéaste-pompier, dont l’art consiste à la seule monumentalité de soi, auto-sculptant sa gloire sur fond de débris.

Un saut qualitatif, car d’emblée il n’y a plus d’enjeu. Le principe de combustion annule tout le champ des possibles dès les premiers instants du film, privant de toute perspective les acteurs du drame, ne leur laissant plus aucune forme de liberté, sauf à disparaître dans un nuage de fumée (Kery James). Un film dont la grenade aurait explosé avant même d’avoir été dégoupillée. Un film sans plus aucun retardateur. Le cocktail molotov lancé par Karim le frère vengeur venu assister à la prise de parole publique d’Abdel Flam, condamne chacun des acteurs de la tragédie à un destin funeste. Le temps n’existe dès lors plus dans Athena, le film se déroulant sur le principe d’une seule unité de temps, in vivo, depuis l’annonce de la mort du jeune frère jusqu’au dernier de la fratrie, une manière de clipper le temps en le condensant comme une publicité pour les paris en ligne offre une vie de délices en guise de Jérusalem céleste. Plus de temps : le cocktail molotov bombardé à l’instant où l’avocat de la famille prend le relais d’Abdel Flam signifie la fin de tous les espaces de relais et de transition sociaux permettant de faire sortir les individus de l’ordre du face-à-face comme de celui de la vengeance, celui du temps judiciaire, le temps du droit, le temps nécessaire au droit pour apaiser les tensions, celui du temps de l’enquête, comme du temps journalistique, tous les temps, tout le temps, sont d’emblée court-circuités à l’amorce d’Athena.

La haine de Mathieu Kassovitz comprimait déjà le temps et l’espace, évacuait tous les lieux de transition (hall, palier…), ne ménageant plus aucun endroit possible pour le vivre ensemble, ces lieux de transition étant toujours des promesses d’intérieur (Bachelard) offrant un accueil, une possibilité d’habiter le monde, de transformer un espace en un lieu en lui conférant du sens. Athena, au premier instant, consume également chacun de ces espaces intermédiaires, les carbonisant, autant qu’il n’y aura plus jamais de temps dans Athena. Le temps n’y filera pas droit, contrairement au sentiment que voudrait imprimer sur rétine sa logique narrative. Il se repliera sur ce premier instant jusqu’à se consommer/se consumer littéralement.

Il ne pouvait en être autrement. Car ce n’est pas n’importe quel membre de la famille dont la vie est ôtée dans Athena. C’est l’enfance de l’homme qui est sacrifiée par ce crime initial, le plus jeune de la fratrie, soit, par ce choix scénaristique, d’empêcher l’horizon de se déplier. L’enfant assassiné, c’est la jeunesse empêchée. L’impossibilité pour la vie d’actualiser le potentiel de puissance qu’elle portait en elle : l’avenir. Une question qui ne se posera donc plus pour le Petit frère de la famille, qui avait encore la chance de pouvoir grandir lorsque I AM le chantait, une possibilité qui s’offrait encore au petit frère dans Banlieusard de Kery James, les deux branches de l’alternative (trop simplistes) étant pour lui soit celle de l’ordre (le frère avocat) ou du désordre (le grand frère délinquant). Dans Athena, plus de respiration possible faute d’aération, chacun est pris dans et par la fumée durant tout le film, asphyxié. Ce principe de combustion est bien connu : avant de faire périr quiconque par les flammes, sa fumée s’en préoccupe. Le film se termine conséquemment : en installant une chaleur de resserre dès les premiers instants d’Athena, une poche de gaz prête à exploser, les bonbonnes de ce liquide ne pourront, en effet, que s’accumuler en fin de film lorsque Sébastien le salafiste prendra les commandes de l’insurrection pour faire littéralement exploser ce qu’il restait de la fratrie comme d’un immeuble, pour ne pas dire symboliquement d’un pays. Formellement, cette explosion, autant que l’utilisation du personnage de Sébastien-le-terroriste comme conducteur de cette énergie noire, sur le plan de l’image, n’est pas sans rappeler celle d’une Twin Tower, le 11 septembre 2001, ce qui n’est pas anodin.

Ce choix de fin esthétique pose problème, en effet, la caméra s’extrayant pour la première fois des acteurs pour s’élever vers la grâce des cieux, un plan précédent, au ralenti, y préparant, la caméra quittant une fenêtre ouverte (reprenant ce thème à La haine) pour donner à manger au spectateur, lui offrir une nouvelle image publicitaire, celle de l’explosion, synthétisant toutes celles des chaînes d’informations et autres reportages guignolesques, une image ajustée délivrant sa (post-)vérité. Chacun des frères disparus, comme le pays entier est enfumé, ne demeure plus alors que le Dieu caméra : Romain Gavras dépossédant son militaire de son savoir comme de sa science en le suicidant par l’effet du feu, il fait de son Capitaine Flam un homme-torche dorénavant, Human Bomb devant l’éternel à présent. Par cet autre choix scénaristique, Romain Gavras produit lui-même, dès lors, un effet terroriste. Il terrasse comme il débarrasse de toute présence humaine, sauf la sienne, la scène. En vidant Abdel de sa substance en un long plan planant, Romain Gavras podifie Abdel, ce faisant, prend lieu et place du Capitaine Flam, mais un capitaine Flam tout feu tout flam désormais, qui karcherise par le feu la banlieue, accomplissant le verbe sarkozyen jusque dans le geste, ou Quand dire c’est faire (Austin).

Le saut que produit Athena n’est alors pas simplement qualitatif. Il est aussi quantitatif, ce dont il faut prendre absolument la mesure, car, à n’en pas douter, le film fera date si ce n’est jalon. Là où La haine circonscrivait encore ses enjeux, sur le thème de la violence policière, Athena en fait littéralement exploser le cadre pour inscrire cette violence non plus de façon périphérique, en se cantonnant à un quartier, mais en l’inscrivant en son centre. Chez Romain Gavras, c’est d’abord toute la banlieue, y compris rivale, qui se donne rendez-vous à Athena (ainsi du quartier des Tarterêts, de la ville de Corbeil-Essonnes, proche du lieu de tournage à Evry, dont les antagonismes ne sont pas résorbés, comme la banlieue Nord rallie illusoirement celle du Sud parisien dans le film). Puis, par cercles concentriques, la France est peu à peu contaminée par cette logique d’affrontement, les forces de l’ordre débordées ou comment Romain Gavras fait sortir le Banlieue-film version banlieue-en-feu de la guérilla urbaine à la logique de « guerre », dont le vocabulaire comme la sémantique, y compris cinématographique, sont mentionnés au cours du film, produisant un effet rhétorique de persuasion (« ça va être Sarajevo ici »).

De ce point de vue, le deuxième film de la trilogie, Les misérables, avait déjà préparé ce théâtre des opérations militaires. À l’origine de la bavure policière commise par l’un des trois baqueux (Gwada) se trouvait l’utilisation d’un flash-ball, soit une arme de guerre utilisée sur un territoire civil, un terrain de football improvisé pour préadolescents. Athena élargit le spectre, les armes de guerre se trouvant à loisir dans le film, une fois le commissariat pillé, ne pariant plus, comme le font certains politiques, sur le fait que l’armée soit de plus en plus souvent mise au service des opérations de police, celles-ci ressemblant de plus en plus à des opérations de guerre.

Ce changement d’échelle fait entrer tout d’abord le « Banlieue-film » dans une nouvelle ère. Romain Gavras introduit une rupture, en se plaçant délibérément sur le terrain du film de guerre, le quartier d’Athena étant filmé à la manière dont serait pris d’assaut une forteresse, son architecture sous forme de remparts comme de tours y renvoyant expressément autant que chacun ne cesse d’avoir le mot comme le geste guerrier, quand Abdel Flam s’efforce de la même manière d’évacuer les civils du champ de bataille sous forme d’exode. Ce déplacement délocalise les enjeux d’Athena en territoire nord-américain, en s’inscrivant dans une généalogie cinématographique singulière, celle des Urban Movies du début des années 90, notamment Boyz’n The Hood et Menace II Society. Ces films montraient en effet combien le temps domestique, celui du quotidien, ce temps de l’ordinaire, était en permanence parasité par le temps de l’extraordinaire, celui de la guerre, de nombreuses scènes de la vie courante étant parasitées par le bruit permanent d’hélicoptères surveillant le hood, de sorte qu’il ne soit plus possible de distinguer le temps de la banalité du temps de l’exceptionnel. Athena se situe sur le même plan en provoquant une conflagration des temporalités, excitant le rythme du temps jusqu’à la crépitation fatale.

En passant d’une logique de guérilla à celle de guerre, ce faisant, paradoxalement, Athena se situe symétriquement sur le même plan que ceux, politiques, éditorialistes, spécialistes de la spécialité, le plus souvent campés à droite, mais pas nécessairement, entendent désormais placer les termes du débat afin de reconquérir les soi-disant territoires perdus de la République, en optant pour la solution militaire d’envois de renfort comme de matériel, soit d’un nouveau type de guerre. Mais, quand ils en ont simplement rêvé, Romain Gavras l’a fait.

Toutefois, s’il emprunte problématiquement au film de guerre, Athena opte encore pour le western classique, un cheval blanc étant présent au sein du film, autant qu’il est précédé d’un hennissement sonore typique, le rodéo des motos ne l’évoquant pas moins autant que la logique du duel (des groupes entre eux/des individus face à eux-mêmes). Autant dire qu’en explosant le commissariat en début de film, en court-circuitant la parole de l’avocat de la famille, comme de tous les représentants de l’ordre, soit chacun de ses sheriffs, il ne pouvait être autrement question que d’un retour à une forme de justice punitive/expéditive, celle des westerns des premiers temps, quand l’État n’était pas encore installé. Il s’agira donc de se faire justice soi-même, Abdel Flam lui-même tournant cosaque à l’instant où son autre petit frère Karim est abattu par des baqueux véreux venus récupérer un otage de fortune, le CRS-infantilisé-du-film-afin-de-l’humaniser-dixit-Romain-Gavras, lui qui jusqu’alors était du côté de la loi comme de son bruit de bottes.

Sur le plan du cinéma, cette logique de la vengeance désormais incarnée à l’écran par le personnage d’Abdel, inscrit les individus dans une relation de face-à-face pour avoir récusé toute forme de recours à un tiers pouvoir (la justice, le journalisme, la police) : « à chaque fois qu’ils tapent, on tape, à chaque fois qu’ils tuent, on tue, ils nous parlent d’insécurité, on va leur montrer ce que c’est que l’insécurité », s’adresse ainsi Karim à ses troupes.

Cette thématique duelle, sans plus de présomption d’innocence, se trouve également retranscrite par la mise en scène. Les acteurs du drame sont ainsi suivis en caméra subjective, épousant leur point de vue, Romain Gavras les filmant tantôt de dos/tantôt de face plein cadre. L’ordre du face-à-face n’oppose pas dès lors simplement les forces de l’ordre aux jeunes vindicatifs, le duel est aussi interne aux personnages centraux du film, sous forme de (faux) dilemme (quel choix faire, celui du cycle infernal de la vengeance, celui du temps de l’enquête ?), qui font d’eux des êtres bifaces, à défaut d’être nuancés, ce que souhaitait pourtant montrer Romain Gavras à l’écran.

Cependant, si Athena ne dissimule en rien son héritage du western, il le modifie en profondeur. Il faut alors prendre garde au tour de force opéré. Pour le dire sans doute trop rapidement, dans le western classique qui succède immédiatement au muet, celui de John Ford (de Stagecoach, 1939 à The Man Who Shot Liberty Valance, 1964), contre une lecture trop attendue, il faut apercevoir que le western n’est pas tant une autocélébration des États-Unis en train d’inventer leurs propres mythes fondateurs qu’une recherche avortée de justice archaïque, par son échec tragique, auquel aurait pu sans doute se rattacher Athena dans ses intentions, si ce n’était sa volonté de se raccorder à une tout autre conception de la justice. Précisément, dans le western fordien, contrairement à ce qu’en écrit André Bazin, le héros n’agit pas selon une éthique préexistante du bien contre le mal. Le héros est un véritable héros antique, de type aristotélicien : il n’agit pas en fonction du bien contre le mal, car rien ne préexiste à son action, aucune valeur ni règle préexistantes. C’est bien plutôt son action qui partage éventuellement le bien du mal.

Sa justice s’écarte ainsi de toute justice sociale. Elle est une réclamation solitaire, solidaire des situations concrètes qui se posent à lui. Son action est opaque ; et c’est une sorte de paradoxe que la dramaturgie du western fordien présente souvent : le héros ne peut engager une action rationnelle, il ne peut prévoir non plus les conséquences d’une action et pourtant, pour agir, il faut prétendre qu’il le peut. Telle est la perspective pour celui qui agit au moment où il décide d’agir : il n’y a plus ni normes ni repères extra-mondains. Le héros est ainsi placé sur une corde raide entre l’opacité de l’être et l’opacité du monde. L’action ne peut donc être que sa propre norme : un monde où l’individu ne peut abandonner ses vertus qu’en se grandissant. Dans un effort de cohérence rarement accompli, le western classique unifie cette tension en une série d’actions diverses, où le héros décèle, sans jamais pouvoir l’appréhender, l’évidence et le mystère d’un art de se conduire qui sans cesse se renouvelle, créant souverainement sa norme à mesure qu’il découvre et impose son objet. Sa justice ne se déduit donc jamais de normes de conduites surplombantes, qu’il mettrait en pratique ; c’est bien plutôt la pratique qui norme sa conduite, car dans le désert autant que dans une « zone de non droit », dit un commentateur dans Athena, la justice collective devrait être et demeurer anecdotique puisqu’elle ne peut reposer sur aucune institution préalable.

Athena, sur ce point, opère un autre déplacement silencieux mais tectonique. Sa conception de la justice punitive/expéditive emprunte autant au Phénix du vigilante movie qu’il fait renaître de ses cendres. Toutefois, sur ce modèle également, Athena opère un autre saut quantitatif qui modifie substantiellement la conception de la justice du western classique autant que celle du vigilante. Quand Charles Bronson entendait se faire justice lui-même, s’autoproclamant Marshal, les autorités ayant selon lui failli dans Un Justicier dans la Ville, pour prendre un seul exemple paradigmatique, cette justice punitive s’exerçait à titre personnel, ce que précisait déjà l’usage du singulier du titre du film. Mais quand elle est individuelle dans Le justicier… Elle devient collective dans Athena. Elle est surtout articulée selon les modalités du bien et du mal, qui l’écarte définitivement du modèle du western classique.

Chez Romain Gavras, demeure encore, en effet, de l’institution comme de la verticalité, celle de sa caméra qui s’extrait du terrain des combats pour délivrer sa fin sentencieuse. Athena n’a donc rien, finalement, d’antique sous la seule réserve de son titre qu’il faut pouvoir nettoyer de l’insigne. Son caractère tragique repose sur le fait d’être bien plutôt le contemporain qui contemple le rien, participant de ce qu’il dénonçait, grossissant l’hyper-droitisation en cours de la société en lui fournissant les images qui lui manquait. La fin du film, en effet, ne se veut pas dénuée d’ambiguïtés : quid de la police ou de l’extrême-droite, finalement ? Ce sera l’extrême-droite, Romain Gavras lanceur d’alerte, exposant les dangers d’une extrême-droite à la manœuvre, dont les intentions sont délivrées via Abdel Flam par le génie de sa science divinatoire, qui l’autorise à délivrer ses aruspices à Karim : « tu ne vois pas que tout ce qu’ils veulent c’est que ça dégénère ». Il faut alors pouvoir tirer les conséquences d’un discours filmique antipode, qui est à lui-même sa propre objection, s’auto-subvertissant : dénoncer les effets d’un certain fascisme en cours en articulant sa critique sur les mêmes présupposés, sur le fond, comme sur la forme, Athena procédant également par exclusion (de ses personnages principaux), exerçant souverainement sa loi comme sa contrainte sur son sujet, le violentant. L’explosion de la scène finale prend alors la forme militaro-capitaliste d’un blockbuster. Il met certes en scène la bombe qu’est déjà le cinéma et qu’il a toujours été, structurellement, en tant que diffusion ou multiplication disséminante de ses marques. Mais il met aussi en scène la déflagration de son message à l’époque du capitalisme global, à travers ces modes de diffusion Netflixien afin d’en exporter le sens pour les disséminer et les pulvériser dans d’autres contextes, qui n’ont sans doute plus rien à voir avec le cinéma. Athena est finalement le fils d’une esthétisation de la politique post-11-Septembre, pleinement engagé du côté de la droite dans le Zeitgeist d’un temps de « guerre ».

Une tragédie antique, donc, Athena ? Pour ne parler que d’Œdipe, Romain Gavras ne se refuse sans doute pas à la volonté de tout savoir sur soi-même (son cinéma) comme sur les autres (la France). Toutefois, contrairement à Œdipe, l’excès de cette libido scienci, cet « œil de trop » comme dit Hölderlin, ne le conduit malheureusement pas à la mort symbolique de sa caméra : ses yeux qu’il aurait dû se percer à force de vérités délivrées, choisissant plutôt d’arracher l’œil de sa caméra du chaos. Noir c’est noir, n’y a-t-il donc plus d’espoir ? Il en demeure un tout personnel pour Romain Gavras, sa caméra seule survivante de ce délire, délivrant sa loi par l’effet d’un mouvement vertical, transcendant les enjeux de son film. Mais cet espoir-là est une monnaie de singe tirée d’un monde désormais inexistant, qui repose, à s’énucléer ainsi de l’explosion finale, sur l’attente mendigote, finalement, d’un happy end pour son propre cinéma comme sa propre survie en milieu hostile, soit une rêverie de cloporte post-apocalyptique, l’opium du pauvre, l’onanisme des châtrés.

David Fonseca, le 28 septembre 2022

Notes

↑1 Mes remerciements infinis à Jasmine, sans l’écoute attentive de qui cet élément filmique m’aurait échappé.

↑2 Cette idée de sous-genre m’a été suggérée par les animateurs de l’émission Affinités culturelles, Tawfik Hakem et Marceau Vassy, sur France Culture, à leur invitation pour parler du film aux côtés, notamment, de Romain Gavras, émission qui n’a pu (encore ?) avoir lieu, Netflix s’étant déprogrammé au dernier instant.

↑3 Cf. Yal Sadat, La justice sauvage à Hollywood, Façonnage éditions, Paris, 2022, p.256.


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Cet article est d’abord paru dans l’excellente revue de cinéma belge “Le Rayon vert”, que nous vous recommandons sans la moindre hésitation.