Mira Ceti, le néo-voyageur de l'an 2 de Sébastien Doubinsky

Ex-peintre et néo-marin, un étonnant voyageur contemporain, entre Ulysse et Orphée, distille pour nous la poésie inattendue d’une traversée qui ne sera jamais ce qu’elle paraissait d’abord.

Il faisait une chaleur incroyable en ce début d’après-midi et mes galoches de matelot de seconde zone martelaient l’asphalte comme une plaque de métal chauffée à blanc. De tous côtés me parvenaient des bruits exotiques qui distrayaient mes pensées : feuilletons radiophoniques crachotés par les fenêtres ouvertes, rengaines populaires torturées par les autoradios des taxis, exclamations des joueurs de cartes assis aux terrasses des minuscules cafés qui ponctuaient le trottoir…
Cacophonies.
Stridences.
Accidents sonores.
Sons et lumières.
Rires et insultes.
Tout était nouveau pour moi ici.
Je n’avais lu aucun guide, pris aucun renseignement. Juste une mauvaise carte tracée par Francisco avant de partir, que j’avais jetée par frustration au dernier carrefour.
Son dernier séjour datait des années 70 et ça se voyait. Aucune rue ne correspondait à son plan de merde.
En attendant, j’étais perdu mais je ne voulais surtout pas en avoir l’air – rien de tel pour se faire alpaguer par quelque mauvais plaisant.
J’étais en mission, fallait pas l’oublier.
J’étais pas ici en touriste.
Je croisai un groupe de trois femmes, deux vieilles qui portaient le voile et une jeune aux magnifiques cheveux noirs.
Un dessin de Delacroix.
Ma pensée revint cependant avec panique aux diamants cousus dans la doublure de ma veste. Je la portais au bras, à cause de la chaleur, mais si serrée contre moi que je sentais la sueur de ma brioche coller au tissu du t-shirt.
Un nouveau groupe de gamins en haillons se pointa pour me harceler.
C’était le quatrième de la matinée.
Je me dégageai rapidement, poursuivi par un orage de cris désappointés et moqueurs.

Alex Szénas était encore récemment un peintre français vivant à Stockholm. Il est désormais un matelot de fortune, vivotant d’abord d’embarquements aléatoires et peu regardants à bord de cargos encore moins regardés, découvrant au bout de quelque temps l’opportunité de faire un peu mieux que vivoter en se faisant le complice occasionnel de quelques trafics (peut-être pas si menus néanmoins) orchestrés par le mystérieux Señor Snede. De Tanger à Lisbonne, d’échauffourées éventuellement tragiques dans quelque bar interlope en rixes sanglantes dans quelque havre bien louche, de convoyages presque anodins en camaraderies confidentes presque paradoxales, le néo-marin, à bord ou à terre, tisse une étrange toile de mélancolie et de culpabilité, de dégoût de soi et de regret pas toujours bien défini.

Je passai le reste de l’après-midi à me balader dans la ville, me perdant dans le labyrinthe tortueux de la médina, évitant le Petit Socco et ses centaines de touristes, préférant marcher le long des remparts, le visage fouetté par le vent tiède qui venait des montagnes. Devant le choc des couleurs qui m’entouraient, je pensai à Matisse et que quelques mois auparavant j’en aurais tiré des tableaux, de tout ça. Mais c’était fini maintenant. J’avais tourné le dos à la peinture pour toujours en montant sur la passerelle du cargo, j’avais fait un vœu et j’allais le tenir… Non, plus de pinceaux, de toiles 240 x 240, plus de térébenthine, plus rien du tout, sinon le souvenir fêlé d’une erreur de jeunesse, de ma jeunesse, pas encore finie et pourtant déjà foutue… Plus jamais de peinture, me répétai-je devant ces couleurs magnifiques, plus jamais, plus jamais ! Et peut-être était-ce mieux ainsi, après tout… Pour May… Pour Matisse… Et puis pour moi, tout simplement. Pour moi.
Je rentrai chez un marchand de journaux et je m’achetai des cigarettes. Je ne fumais pas, d’habitude, mais j’avais changé de vie. Je choisis des Ducados sans filtre. Les plus fortes, évidemment.

Avec ce « Mira Ceti », réédité en 2021 chez Abstractions en un complet remaniement de sa parution initiale de 2001 chez Baleine, Sébastien Doubinsky aurait pu se contenter de nous offrir une superbe et noire variation du motif du « marin à terre » (ou plus exactement de l’oscillation entre « marin à terre » et « terrien en mer », car le caractère improvisé du « nouveau métier » du peintre Alex Szénas est bien entendu essentiel), comme sait le distiller si savoureusement de nos jours un Jacques Josse, par exemple. Si Pierre Mac Orlan, Nikos Kavvadias (on retrouve d’ailleurs ici aussi la poésie de Constantin Cavafy en exergue) ou Josef Kjellgren ne sont naturellement pas très loin, si le Francesco Biamonti et le délicat mélange de trafic et de mélancolie taiseuse de son « Attente sur la mer » sont encore plus proches, la magie d’une rencontre en apparence très hors cadre avec une certaine jeune femme à New York, celle d’un pèlerinage devenant curieusement mystique au Groenland (celui des périmètres de sécurité états-uniens tout particulièrement), ainsi que le doute instillé, pour celles et ceux qui connaissent d’un peu plus près l’auteur de « Quién es ? », « La trilogie babylonienne » ou « Absinthe », par la discrète présence de personnages authentiquement familiers tels Ole Nielsen ou Manu Rich (dont le « Strandbad VI » orne la couverture de la présente édition), transforment une scénographie que l’on croyait connue en, finalement très vite, tout autre chose, hanté de dadaïsme, de surréalisme et de colonne Durutti, de peintre devenu objet d’études universitaires et de virée dunkerquoise, de Basquiat et de Klee, de chats nommés Staline et de chamanismes ne donnant pas leur véritable nom. On songera peut-être alors à la manière dont un Björn Larsson, avec qui Sébastien Doubinsky partage la passion de la poésie exigeante et des frères-de-la-côte, détourne les attentes de sa lectrice ou de son lecteur pour faire du « Cercle celtique » ou du « Les poètes morts n’écrivent pas de romans policiers » de somptueux objets littéraires hybrides, instillant de la poésie pure dans un écheveau romanesque d’abord réputé parfaitement assignable. Et c’est ainsi que le poète de « Predominance of the Great » ou de « Zen and the Art of Poetry Maintenance » (car ce Français basé au Danemark est fort régulièrement publié directement en anglais) nous offre en 150 pages une véritable Odyssée contemporaine dans laquelle ni Ulysse (prenant parfois des airs d’Orphée) ni Pénélope (se faisant Eurydice lorsque nécessaire) ne veulent se conformer aux rôles qui devraient traditionnellement être les leurs.

Je me retrouvai quelques instants plus tard assis dans une autre pièce, sombre et meublée celle-ci, d’une table et de deux chaises. Une lampe d’architecte trônait sur la table, l’ampoule tournée vers moi, mais éteinte. La salle d’interrogatoire typique. J’avais vu Midnight Express. La Turquie, le Maroc, même combat. Je m’attendais au pire. On m’avait laissé tout seul, sans menottes, ce qui me surprenait assez, mais il faut dire que vu mon état, je ne représentais pas un grand danger.
La porte s’ouvrit à nouveau et un type d’une quarantaine d’années entra, rondouillard et gominé.
– Commissaire Hadi, se présenta-t-il me tendant la main. Police royale du Maroc.
– Alex Szénas, marin, fut tout ce que je trouvai à répondre, serrant la main tendue.
Le commissaire s’assit à la table et sortit un paquet de cigarettes. Des Ducados sans filtre, comme celles que j’avais achetées le matin même. J’appréciai intérieurement la coïncidence. Il m’en offrit une, que j’acceptai. Après tout, c’était peut-être les miennes. La fumée m’arracha les poumons et je me mis à tousser.
– Monsieur Szénas, murmura le commissaire lorsque j’eus terminé mon concert, Monsieur Szénas…
Il hocha la tête, me regardant d’un air triste.
– Vous avez bien des problèmes, Monsieur Szénas… On vous retrouve dans un bordel, le cadavre d’un client à côté de vous, l’arme du crime sur le tapis…
Ma tête recommençait à tourner.
– C’est comme ça que s’appelait votre ami ? Oui, oui, nous savons que vous étiez amis… Les putes… Pardon, les pensionnaires de l’Oasis nous ont tout raconté. Des bavardes, celles-là… Nous sommes au courant de votre beuverie, de votre dispute à propos d’Aïcha, de votre bagarre…
– Mais c’est faux ! protestai-je. C’est un mensonge ! C’est l’autre type qui a poignardé Niels !
Le commissaire souffla de la fumée à travers son nez et sourit.
– Vous avez une autre version des faits, peut-être ?
Je lui racontai ce qui s’était passé aussi précisément que ma mémoire alcoolisée me le permettait. Il secoua pensivement la tête.
– Me voilà avec deux histoires maintenant. Qui croire ? Des prostituées respectables ou une pauvre épave de marin comme vous ? À votre avis ?
Je haussai les épaules. Tout m’était égal. J’avais compris dès le début que les jeux étaient faits. J’avais vu Midnight Express. Je savais à quoi m’en tenir.

Hugues Charybde le 3/01/2022
Sébastien Doubinsky - Mira Ceti - éditions Abstractions

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