A la découverte de la grande Karen Joy Fowler

Dix-sept nouvelles , avec leur carnet de traduction et de lecture par luvan et Léo Henry, pour plonger dans l’univers merveilleux et acéré de la grande – et trop peu connue en France – Karen Joy Fowler.

L’équipe fédérale se rendit dans la Sierra Nevada au début du mois d’octobre. Vous devez nous voir comme des soldats. La façon dont la peste a fini par disparaître est un des grands mystères de l’histoire. Les rats sont toujours là. Les puces sont toujours là. La maladie est toujours là, elle se révèle à l’occasion de cas isolés, comme celui de Caroline. Il ne manque que l’épidémie. Nous nous trouvons au beau milieu du quatrième assaut. L’ennemi est furtif. La guerre impossible à gagner. Nous restons vigilants.
Le camping de Vogelsang avait déjà été fermé pour l’hiver. Pas encore de neige, mais les journées étaient fraîches et il gelait déjà la nuit. Si la peste était présente, elle ne deviendrait un véritable problème qu’au printemps. Nous nous amusions à fourrer des bâtons dans des terriers encore tièdes, à la recherche de rongeurs morts. Nous placions des pièges. Pas beaucoup. On n’a jamais intérêt à réduire la population de rongeurs. Privées de leurs hôtes naturels, les puces partent à la recherche de remplaçants et le terrain des opérations se rapproche tout bonnement de nous.
Nous recueillîmes quelques bêtes mortes, mais aucune ne s’avéra positive. Par précaution, on aurait pu asperger toute la région de pesticide. Printemps Silencieux était paru en 1962, mais je ne l’avais pas encore lu. (« Ténèbres »)

Autrice largement consacrée dans le monde anglo-saxon, dans les genres de l’imaginaire comme en dehors, récompensée notamment et bien à raison par des prix aussi prestigieux que le PEN/Faulkner Award, le World Fantasy Award (par deux fois) ou le Nebula Award, et des nominations pour plusieurs autres tels que le Man Booker Prize ou le Hugo Award, Karen Joy Fowler n’a été jusqu’ici que relativement peu traduite en français (seuls trois de ses sept romans l’ont été, chez divers éditeurs généralement classés en « littérature générale »), tout particulièrement en ce qui concerne ses nouvelles, dont près d’une cinquantaine pourtant ont été publiées, en revue ou en recueil, entre 1985 et 2020. Jusqu’ici connue par chez nous principalement pour son roman « Le club Jane Austen » de 2004, et, pour les amatrices et amateurs les plus acharnés, par quelques traductions en revue (dans Fiction principalement, mais aussi dans les « Territoires de l’inquiétude » conçus alors par Alain Dorémieux), voici, grâce au travail de Léo Henry et de luvan (tous deux aux manettes de la composition et de la traduction de ce recueil publié en septembre 2021) pour les éditions La Volte, une belle occasion de se plonger d’un coup dans les univers parallèles déroutants et malicieux d’une rare chasseuse de situations spéculatives.

Un jour, Lily décida d’être une autre personne. Une personne avec un passé. C’était une maladie, chez elle, de vouloir être quelqu’un d’autre. Ce désir naissait rarement d’un véritable incident, ou d’un quelconque regret, mais semblait plutôt lié au mouvement ou à la perspective d’un pas de côté. Il s’éveillait en elle chaque fois qu’un train passait. Elle aurait alors volontiers échangé sa vie avec n’importe quel voyageur, dans n’importe quel train. Il s’éveillait souvent en voiture. Tout en roulant sur l’autoroute, entre son travail et son domicile, elle s’imaginait dépasser sa sortie, continuer tout droit et s’arrêter dans une bourgade quelconque parce qu’elle tombait en panne d’essence et, de fil en aiguille, c’était précisément ce qui lui était arrivé.
À cette différence que ce fut la police qui l’arrêta. Elle se trouvait bien au-delà de la ville, elle en avait d’ailleurs traversé plusieurs autres entretemps, et le ciel s’était obscurci. Le paysage devenait moins vallonné et elle s’enlisait dans un rythme somnolent qui la transportait dans le petit monde itinérant formé par la lumière de ses phares, dont Lily et sa voiture étaient les seuls passagers. Être forcée de s’arrêter lui avait causé un certain choc. Elle resta assise dans sa voiture. Le gyrophare tournait derrière elle : à intervalles réguliers, elle voyait ses mains, posées sur le volant, se teinter de rouge. C’était la première fois qu’elle se faisait interpeller. Dans le rétroviseur, elle vit le policier parler dans son émetteur radio. Sa porte était entrebâillée : la lumière de l’habitacle était allumée. Il sortit pour venir lui parler. Elle éteignit son moteur.
« Ma petite dame », dit-il.
Elle se demanda si les policiers des séries télé appelaient les femmes ma petite dame pour imiter les vrais policiers, ou si, au contraire, celui-ci avait appris la formule devant son écran, tout comme elle.
« Ma petite dame, vous étiez en roue libre. Je vous ai flashée à cent trente. »
Cent trente. Malgré elle, Lily était impressionnée. Elle avait roulé, sans même s’en apercevoir, à plus de quarante kilomètres-heure au-dessus de la vitesse limite. Ça voulait dire qu’elle était capable d’aller encore plus vite.
« Cent trente, dit-elle d’un air contrit. Vous savez ce que je devrais faire ? A mon avis, je suis restée beaucoup trop longtemps au volant. A mon avis, je devrais trouver un endroit où passer la nuit. Ce serait la meilleure chose à faire. Je veux dire : cent trente. C’est beaucoup trop. Vous ne croyez pas ?
– Tout à fait. »
Le policier sortit un stylo de la poche intérieure de sa veste.
« Ça ne m’arrivera plus, déclara Lily. S’il vous plaît, ne me verbalisez pas. » (« Rouge Lily »)

Qu’elle exhume véritablement le mystère silencieux de la fille d’Albert Einstein dans « Lieserl » (Lieserl, 1990), transforme un bloc pavillonnaire à la fois redoutable et banal – on songera peut-être à la fameuse « Guerre des pommes reinettes » de George MacBeth – en tube à essais de moins en moins métaphorique dans « Poplar Street » (The Poplar Street Study, 1985), découpe au scalpel presque tendre la folie d’une secte religieuse officielle des années 1930 dans « Always » (Always, 2007), qu’elle transperce d’une flèche unique mais bien barbelée le nature writing, la peur pandémique latente et le semi-mythe de l’enfant sauvage dans « Ténèbres » (The Dark, 1991), qu’elle visite avec une cruelle résignation et un sens du merveilleux totalement paradoxal l’enfer des internats « rééducatifs » américains – on songera sans doute, dans un registre bien différent, au tout récent et si tragique « Nickel Boys » de Colson Whitehead – dans « Pelican Bar » (The Pelican Bar, 2009), qu’elle réécrive avec un sens aigu de la mystification historique une célèbre révolte chrétienne au Japon post-médiéval dans « Shimabara » (Shimabara, 1995),  Karen Joy Fowler excelle à installer en quelques paragraphes un décor apparemment solide, simple et univoque pour y dissimuler plusieurs possibilités de coulisses trompeuses, que des successions de zooms proprement cinématographiques éclaireront souvent juste ce qu’il faut pour susciter notre inquiétude diffuse. Cette inquiétude est d’ailleurs rarement fantastique ou horrible, mais bien plus nettement d’une nature presque métaphysique : le jeu du male gaze à rebours de « Soirée match » (Game Night at the Fox and Goose, 1989), le fabuleux one night stand si inattendu, si pervers et si romantique de « Rouge Lily » (Lily Red, 1988), l’interminable escalier infernal, potentiellement contre-révolutionnaire et sauvagement onirique de « Leurs derniers mots » (The Last Worders, 2007), l’enfance ordinaire et pourtant si peu ordinaire dans l’Indiana profond de « Du Recul » (Go Back, 1998), le mélange subtil de pastiche et d’hommage à l’anthropologie et au voyage d’exploration, passé à un mystérieux filtre étranger de « Duplicité » (Duplicity, 1989), le fabuleux interstice interculturel (comme en résonance avec le « Il y a des portes » de Gene Wolfe, qui paraîtra peu après – de « La porte aux Fantômes » (The Gate of Ghosts, 1986), ou même la passion des records – qui aura comme son superbe écho en 2015 avec le « Wonder Lover » de Malcolm Knox, dont témoigne « Compétition » (Contention, 1986), en sont notamment d’éblouissants témoignages.

Charlotta et moi avions établi cette règle de ne jamais commander la même chose. C’était compliqué, parce que c’était toujours le même plat qui nous paraissait meilleur à toutes deux, mais ça dédoublait nos chances de faire le bon choix. Charlotta commanda une pizza El Diablo, choix théâtral et contrariant, vu que nous n’aimions pas manger épicé. La El Diablo la fit pleurer, elle n’en mangea qu’une part, ensuite elle picota les olives et se servit plusieurs fois de la mienne.
Elle s’essuya avec une serviette, qui lui laissa une trace audacieuse de sauce tomate sur la joue. J’étais suffisamment agacée pour ne pas le lui dire. Un des Italiens s’était aventuré jusqu’à notre table. « Bon, dit-il, sans préliminaires. Américaines, oui ? Je peux t’embrasser ? »
On ne pouvait pas nous accuser de manquer de patriotisme. Charlotta se leva immédiatement, se glissa dans ses bras, et je vis sa langue à lui entrer dans sa bouche à elle. Ils s’embrassèrent de longues secondes avant que Charlotta ne le repousse. La sauce tomate était passée sur son visage à lui.
« Bon, dit-elle. Alors. Où est le cyber café le plus proche ? »
L’Italien lui griffonna un plan sur son set de table. Il dessinait bien, le plan avait de la profondeur, de la perspective. Le café internet semblait se trouver au-delà de nombreux carrefours, de nombreuses volées de marches. L’Italien décora son croquis de petits cœurs pleins d’espoirs. Charlotta lui retira la feuille avant qu’elle n’en soit entièrement recouverte. (« Leurs derniers mots »)

Le beau cadeau supplémentaire que font ici à la lectrice et au lecteur Léo Henry et luvan, tous deux par ailleurs nouvellistes hors pair, nous rappelant ainsi chaleureusement le travail de Mélanie Fazi composant et commentant son anthologie personnelle de Lisa Tuttle, « Ainsi naissent les fantômes », c’est bien de nous proposer en fin d’ouvrage un extrait, pour chaque nouvelle, de leur carnet de lecture et de traduction à chacun, ce qui accroît encore a posteriori le plaisir profond ressenti à la lecture de mes quatre nouvelles préférées dans ce recueil : « En visage » (Face Value, 1986), qui réévalue de manière si proprement magique toutes les perspectives de premier contact, « La science d’elle-même » (The Science of Herself, 2013), qui, à partir de la vie bien réelle de la paélontologue Mary Anning (1799-1847) et comme en anticipation subtile du formidable « L’Arche de Darwin » de James Morrow, opère un singulier et poignant travail de rétro-féminisme (la Catherine Dufour de « Ada ou la beauté des nombres » n’est peut-être pas si loin), « Verre noir » (Black Glass, 1991), qui mêle avec un véritable génie guerrier et comique la DEA, le vaudou et la tempérance, et enfin « La Guerre des roses » (The War of the Roses, 1985, quatre ans avant la comédie éponyme de Danny DeVito – qui n’a rien à voir), qui condense ici en quelques pages (même si elle a été ensuite développée au format novella) une somptueuse oscillation entre la réflexion politique sur les utopies, digne à échelle réduite des « Dépossédés » d’Ursula K. Le Guin, et la poésie de la reconstruction post-apocalyptique que l’on trouve par exemple chez le John Crowley de « L’été-machine », dans une exceptionnelle atmosphère de mélancolie où se heurtent encore productivisme et écologie.

Karen Joy Fowler est une grande magicienne des mots, des idées, des sensations et des vertiges, et ces dix-sept nouvelles nous le prouvent avec éclat.

D’un point de vue clinique, je suis enclin à penser que nous tentions d’exorciser notre peur des Voudounistes par la moquerie. Je venais de survivre à une attaque dirigée contre mon âme. Certes, sur le moment, je ne pensais pas avoir été victime d’une agression. Je croyais avoir tout halluciné. Je n’en avais pas moins les nerfs à vif.
Pourtant, au regard, d’événements récents, et avec le recul, j’envisage sérieusement la possibilité que nous ayons sous-estimé l’efficacité du cartel de drogue sud-américain Voudon. Le zombie haïtien est explicitement décrit comme peu fin et lent d’esprit. Parmi l’élite qui nous gouverne, de nombreux hommes répondent à cette description. Des hommes s’étant précisément rendus en Amérique Latine. La DEA devrait en dresser la liste, trouver un prétexte quelconque pour les rencontrer, et leur servir des plats trop salés. (« Verre noir »)

Hugues Charybde le 19/01/2022
Karen Joy Fowler - Comme ce monde est joli - éditions de La Volte

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