Mettre en panne sur l'océan avec les Ultramarins de Mariette Navarro
À bord d’un cargo auteur d’une étrange et brève pause en plein océan, un moment d’intense éblouissement pour la commandante, l’équipage, la lectrice et le lecteur. Magnifique et troublant.
Il y a les vivants, les morts, et les marins.
Ils savent déjà, intimement, à quelle catégorie ils appartiennent, ils n’ont pas vraiment de surprise, pas vraiment de révélation. Ils savent, à chaque endroit où ils se trouvent, s’ils sont à leur place ou s’ils n’y sont pas.
Il y a les vivants occupés à construire et les morts calmes au creux des tombes.
Et il y a les marins.
Elle est commandante de la marine marchande française, à la tête de l’un de ces cargos porte-conteneurs contemporains qui font la navette incessante, en une grosse dizaine de jours, entre Europe et Amérique, avec leur vingtaine de membres d’équipage. Elle-même fille de commandant à la mer, elle est devenue, comme une évidence et contre toutes attentes d’un milieu qui n’y est toujours pas vraiment habitué, l’une des rares femmes commandant un monstre de cette taille, et elle a appris à se faire profondément respecter des autres officiers et des marins, par sa compétence, par sa capacité de décision, par son attention aux détails et par son assurance réputée sévère mais bienveillante. Aussi nul ne s’attendait, et certainement pas son fidèle second, à ce qu’elle approuve une demande de baignade en plein océan de l’équipage, lancée peut-être davantage, à la table du carré, comme une boutade que comme autre chose.
Restée seule à bord pendant l’étonnant intermède, elle ne peut que constater progressivement, lorsque tous sont remontés à bord, que quelque chose a changé… Mais quoi ?
Dans le geste connu, le geste de travail, dans le geste refait chaque jour, un espace s’est glissé. Un tout petit espace blanc inexistant jusqu’alors, une seconde suspendue. Et dans la seconde suspendue, la seconde imprécise, toute la suite de la vie s’est engouffrée, a pris ses aises, a déroulé ses conséquences.
Elle en a la conscience nette, parce que c’est dans corps que le petit écart s’est frayé un chemin, elle n’a pas d’argument médical à avancer, elle ne pourrait même pas dire que c’est grave, regrettable, ennemi, une traversée de soi par un lent courant d’air. Un souffle contre lequel il faut bander les muscles un peu plus fermement.
Elle ne sait pas si la faiblesse a précédé la décision, ou si tout est arrivé d’un coup quant à la fin du repas elle a dit : « D’accord. » Elle ne sait pas si c’est à l’intérieur d’elle que se logeait le désir de céder ou si quelqu’un dans l’équipage, d’un mot ou d’un regard, a pénétré sa froideur nécessaire. Elle croit que maintenant l’intérieur de son ventre est plus poreux aux vents marins.
Elle s’entend dire « D’accord » avec une voix qui n’est pas tout à fait la sienne, pas sa voix de travail, sa voix de commandante. C’est un son plus aigu, mal placé, elle qui est très attentive à ça, elle s’aperçoit en les disant que ces deux mots n’ont pas eu le temps de venir du ventre. Ils sont nés directement dans sa gorge et ont éclos publiquement : « D’accord ». Alors, si sa voix a dit, elle n’a plus qu’à suivre, elle n’a pas l’habitude d’être en désaccord avec elle-même. Entre ses pensées et ses paroles jusqu’ici il n’y avait jamais eu de décalage.
Comme elle est calme et sûre d’elle, elle se laisse faire par cette voix de gamine qui déboule au milieu d’un repas, elle se racle la gorge et répète de sa voix de dirigeante, avec son poids d’autorité : « D’accord ». (…)
Quand dans ce dîner, après quatre jours de pleine mer, le second se penche vers elle et, avec une candeur qu’elle ne lui connaît pas, demande : on pourrait, hein, sans blague, couper les moteurs, descendre les canots, s’offrir une petite baignade ? une voix sortie d’elle dit sans réfléchir : « D’accord. » Répète : « D’accord. » Un court silence suit, bien sûr, et puis un grand rire incrédule.
Mariette Navarro était jusqu’ici connue pour son théâtre et pour sa poésie en prose. Nul doute que la lectrice ou le lecteur en retrouvera certaines belles caractéristiques dans ce premier roman, « Ultramarins », publié chez Quidam en août 2021, pour nous offrir un vacillement des plus précieux, à bord d’un grand cargo transatlantique contemporain.
Ayant pleinement exploité une résidence d’écriture embarquée réalisée il y a déjà de nombreuses années, elle a su, avec un rare sens de l’oscillation poétique et romanesque, nous faire partager quelques éléments décisifs d’un vertige essentiel, et pourtant si difficile à caractériser, qui peut accompagner les humains, et tout particulièrement les marins, dont, dit-on, même les plus rationnels d’entre elles et d’entre eux peuvent encore de nos jours se laisser saisir à l’occasion par la possibilité du fantastique.
Elle commande depuis plusieurs années, trois ans sur ce navire, avec de nouvelles équipes régulièrement et plusieurs mois à terre entre deux convoyages, cette autre vie qu’elle oublie, à peine montée sur le bateau, à peine son sac posé dans sa cabine. Sur ce trajet la route est facile, surtout en cette saison. L’aventure, c’était pour ses lectures d’étudiante, pour les récits qu’elle invente dans les soirées à terre, quand on réussit à la faire parler d’elle. La plupart des officiers, elle les connaît depuis l’école, ils fonctionnent ensemble sans trop avoir à dire.
Elle est fille de commandant, et jamais il n’a été question d’une vie terrestre, dès le départ elle en a trop appris sur les bateaux pour se détourner de la mer. Elle appartient à l’eau comme d’autres ont la fierté d’origines lointaines. Il n’y a jamais eu lieu de rompre, de rejeter. Elle a fait le choix de la navigation, ce savoir d’êtres humains, le choix des bricolages antiques et des machines modernes, des chiffres et des sensations, des abstractions cosmiques et du soleil au visage. Ce qui lui a donné un âge, une densité.
Elle a observé le travail des autres, des hommes, avant elle, elle a appris tout ce qu’il faut apprendre et fait ses preuves sous les regards exigeants, parfois condescendants, méfiants. Elle n’a brûlé aucune étape, elle est étrangère à l’idée de privilège, à autre chose qu’au lent respect des procédures. Elle a découvert que le travail l’apaise, le temps rassurant du labeur. Avec sérieux, de haute lutte, elle a conquis son autorité.
Francis Tabouret, lors de sa « Traversée » en 2018, dans un environnement marin marchand extrêmement proche, alors même qu’il se tenait au plus près de sa mini-ferme reconstituée sur le pont du porte-conteneurs, avait avoué avec grâce ce moment de flottement incompréhensible, lorsque les horizons se confondent et que la terre est si loin. C’est le moment où ce flottement bien particulier rencontre peut-être la solitude spéciale du commandant de bord qu’a su travailler au corps et à la chair de l’âme Mariette Navarro, pour en extraire tout autre chose. Si l’introspection subtile et constante des taciturnes capitaines britanniques de l’époque napoléonienne, immortalisés à travers l’Horatio Honblower de C.S. Forester ou le Jack Aubrey de Patrick O’Brian pouvait se traduire, en termes plus modernes, voire contemporains, par la souffrance intime du héros d’Édouard Peisson (« Le pilote », 1937) ou par la lucidité rêveuse de celui de Francesco Biamonti (« Attente sur la mer », 1994), c’est en faisant de son commandant une commandante, et en usant très subtilement de certains motifs féministes rusés, à la fois sérieux et joueurs, travaillés par exemple par la Catherine Dufour de « Ada ou la beauté des nombres » ou de « Guide des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas devenir princesses », que l’autrice a ainsi conçu, pour notre joie profonde, ce singulier éblouissement, ce moment de contemplation appuyée d’un soleil radieux qui nous laisse songeur, pas totalement certain de ce que l’on a cru voir dans les rayons et dans leur blanc éclatant.
Petit à petit, la météo est devenue pour elle un sens plus aigu que les autres, et la cartographie précise aussi, avec ses petites croix tracées toutes les vingt minutes sur la grande carte du bureau pour marquer la position. À chaque nouvelle traversée, elle se voit sans surprise avancer vers le sud, avancer vers le beau, passer au large des dépressions en les évitant au mieux. Elle a appris le cours des étendues huileuses, le doux enveloppement des écumes vertes.
Elle aime regarder les cartes, les connaît par cœur, les annote, les range. Elle les connaissait toutes avant de voyager. La beauté de leurs couleurs. Parfois elle se lasse de la route prise, trop rationnelle entre deux points, elle a des envies de lenteur. Alors elle donne un ordre à la machine, perd sciemment une heure ou deux sur l’approche de la prochaine terre.
Ces dernières années, on cherche à naviguer avec elle. On sait que tout sera carré, que la mécanique humaine fonctionnera aussi bien que le moteur brûlant, qu’on pourra se laisser aller à une traversée sans tempête. On aime le calme qu’elle étend autour d’elle et, sans le dire, on est soulagé d’être sous sa protection. Elle préfère les équipes resserrées, un ou deux officiers fidèles, pas trop bavards. Quand on lui demande avec qui elle veut embarquer, elle choisit les ours, les timides.
Elle a repris la mer il y a un mois, remplacé un collègue au bord de la retraite, content de lui céder les périodes les plus longues, les Noëls et les étés, les moments de repos scolaire. Elle accepte tout, récupère le cargo où qu’il soit, reprend l’inventaire, rattrape les retards. Elle a l’impression depuis quelque temps de naviguer sur du velours, d’avoir trouvé dans son métier la fluidité d’une danse parfaitement exécutée. Le cargo, quand elle ferme les yeux, c’est son corps à elle, stable et droit. À en oublier les vagues.
Hugues Robert le 8/09/2021
Mariettye Navarro - Ultramarins - Quidam éditeur
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