En labourant les sillons de la rentrée en cinq chants
Pourquoi choisir entre le clavecin classique de Jean Rondeau, la pop-rap gouleyante de Lil NAS X, le dub jazz du Moritz Von Oswald trio, les envolées passées de Leslie Winer et la harpe électro-tonale de Nala Sinaphro. Ne quittez pas l’écoute…
Pour son nouvel opus chez Erato, Melancholy Grace, Jean Rondeau propose un voyage poétique et mélancolique en compagnie des grands compositeurs italiens, anglais, allemands et hollandais de la fin de la renaissance au grand siècle. Un programme que le claveciniste joue depuis tout petit : "ce sont des musiques que j'écoute depuis tout petit, j'ai presque commencé le clavecin sur ces musiques-là". L’album appelle au voyage, avec la multiplicité de compositeurs qui y figurent : Frescobaldi, Luigi Rossi, Picchi, Luzzaschi, Sweelinck, Dowland, Bull ou encore Gibbons. Le claveciniste français a conçu cet album comme le dialogue de deux voix faisant contraste : la mélancolie musicale traduite par le chromatisme et la mélancolie émotionnelle des larmes et des pleurs. Jean Rondeau nous explique : "je ne voulais pas tomber dans la mélancolie un peu sombre, mais plutôt y percevoir une approche commune : que se passe-t-il dans ces musiques pour faire résonner un affect commun ?"
Afin de séparer ces deux voix, Jean Rondeau se dote de deux clavecins : un virginal italien de forme compacte datant de 1575, et une réplique moderne d’un clavecin du XVIIIe siècle pour les pièces « chromatiques ». A l'écoute, on notera de suite le net écart de timbre de ces instruments. Si tous deux ont bien des cordes pincées, leur structure est différente, chacun ayant mécanisme et forme propre. Passer de l’un à l’autre fait entendre un texte déclamé par deux personnages. Jean Rondeau insiste sur le fait qu’il a, dans cet enregistrement, délibérément renoncé au tempérament égal, autrement dit à l’accord de chaque octave en douze demi-tons égaux.
Si le programme se referme sur les Lachrimae Verae (Vraies larmes) de John Dowland, ces dernières constituent cependant le point de départ conceptuel de « Melancholy Grace », ainsi que les clavecins, au cœur du disque, comme le dit Jean Rondeau "le point de départ ici fut le virginal du XVIe siècle, il fut très frappant. C'était un choix de mettre deux instruments au sein d'un même disque !"
Depuis qu'il a acheté un beat en ligne pour 30 dollars et qu'il l'a transformé en Old Town Road - devenu le numéro 1 le plus long de l'histoire des États-Unis, s'est vendu à 18,5 millions d'exemplaires et a provoqué un débat sur les frontières entre les genres et l'attitude de la musique country vis-à-vis de la race - le jeune homme de 22 ans a eu une présence constante au sommet des charts : cinq autres singles de platine, et tellement de récompenses et de nominations qu'elles nécessitent leur propre page Wikipedia.
On s’est tellement habitué à lui qu'il est facile d'oublier le phénomène extraordinaire qu'il représente. Il ne s'agit pas seulement du fait que l'un des plus grands rappeurs du monde soit homosexuel - une attitude éclairée vis-à-vis de l'homosexualité n'a jamais figuré en bonne place sur la liste des vertus du hip-hop - mais aussi qu'il soit homosexuel et place sa sexualité au premier plan dans sa musique. Son dernier single, Industry Baby, était accompagné d'une vidéo se déroulant dans une prison, dans laquelle Lil Nas X dirige une troupe d'hommes nus dans un numéro de danse dans les douches. Les paroles ajoutent le fait d'être gay à la liste des choses dont les rappeurs se vantent, au milieu des trucs habituels sur les casiers et les plaques et des suggestions pour que les rivaux apportent leurs soldats : "Je suis un nigga pop comme Bieber", se vante-t-il, "Je ne baise pas les salopes - je suis pédé". Si vous avez besoin d'une confirmation du climat dans lequel il dit ce genre de choses, Industry Baby a été produit par Kanye West, dont l'album actuel contient une collaboration avec le ouvertement homophobe DaBaby. Nobody’s perfect…
Un cynique dirait que Lil Nas X a bénéficié de la guerre culturelle en cours, que les voix libérales se sentent obligées de louer son travail au plus haut point. Ce que Montero prouve, c'est qu'il n'a absolument pas besoin de plaidoyer spécial. Il assume un éclectisme impressionnant entre hip-hop et pop, passant avec assurance de rythmes trap et de cornes martiales à un hard rock grinçant et distordu, servant une musique qui évoque aussi bien le R&B du début des années 2000 que des ballades de stade. Le changement de genre est unifié par les mélodies. D'une chanson à l'autre, l’album a plus d'accroches - et des accroches plus fortes - que n'importe quel autre grand album de rap sorti jusqu'à présent en 2021 : le refrain indélébile de That's What I Want, la mélodie lumineuse en désaccord avec les paroles inconsolables de Tales of Dominica ; Dead Right Now, qui est suffisamment riche et succulent pour que les auditeurs vérifient le générique pour voir quel morceau de soul des années 70 il sample, pour découvrir qu'il est original.
Il y a une réelle confiance dans sa variété - vraisemblablement soutenue à la fois par son succès à ce jour et le fait qu'il chante aussi bien qu'il rappe (comme Andre 3000) - et une confiance, aussi, dans sa structure. L'album commence par des morceaux vantards, avant que la température émotionnelle ne chute soudainement. Finies les fanfaronnades et les apparitions de Nicki Minaj, place à des chansons plus sombres. Celles-ci traitent de la dépression, de la solitude - Void semble être adressé au styliste de Lil Nas X, Hodo Musa, et semble suggérer que leur relation est la plus proche de sa vie - et de son adolescence sinistre, marquée par les abus parentaux et les luttes avec sa sexualité, et animée seulement par sa vie en ligne, "stanning Nicki morning into dawn".
On s'attend à ce que l'album se rassemble et se termine sur une note optimiste, mais que nenni : au lieu de cela, il se termine par Am I Dreaming, une ballade troublante dans laquelle on retrouve une Miley Cyrus à l'air angoissé. "Ne m'oubliez jamais, ni tout ce que j'ai fait", chante-t-il, comme s'il s'attendait à ce que sa vague de succès actuelle soit éphémère. Au vu de Montero - un album dont on peut extraire à peu près n'importe quel titre et être récompensé par un tube - il n'a pas à s'inquiéter.
Pour son dernier disque, Von Oswald, dont les collaborateurs s’étendent de Mark Ernestus à Juan Atkins en passant par le regretté Tony Allen, a travaillé avec Laurel Halo et le batteur de jazz Heinrich Köbberling. Conformément aux précédents enregistrements MVOT, Dissent a été enregistré à Berlin en novembre et décembre 2020. Puis il a été édité à partir d’une série de jams sessions prolongées.
“Alors que le trio évolue vers des fondations stables dans le bruit et le groove, la danse fait signe, rappelant certaines des inclinations plus jazzées de la techno tout en virant librement vers un territoire inconnu”
Il faut rappeler, pour cet ancien ingénieur du son de chez Dubplates & Mastering né à Hambourg, qu’il n’en est point à son coup d’essai. En effet, le résident de chez Tresor peut se targuer d’avoir laissé quelques GROS souvenirs … Pour ceux qui auraient oublié ou simplement loupé le phénomène, il faut citer quelques chiffres ronflants pour pouvoir comprendre la teneur du travail. En ce qui concerne sa carrière avec le trio, nous recensons 7 albums et 2 singles et EP. En outre, sa carrière perso affiche 6 albums ainsi que 10 singles et EP. Le projet le plus marquant fût sans conteste sa collaboration avec Juan Atkins de 2013 à 2017 sur le projet Borderland. De Basic Channel (le label 90’s aux boitiers en aluminium) aux explorations dub et jazz, du terrain défriché, à la suite de Carl Craig et des expérimentations de Jeff Mills avec Tony Allen. Somptueux.
Quel destin rocambolesque que celui de Leslie Winer! Quelques heures après sa naissance, on la vendait sur le parking de l’hôpital qui l’a vu naître pour la somme de 10 000$. Des années plus tard, elle quittait le Massachusetts pour aller étudier les arts visuels à New York. Après s’y être acoquinée avec nul autre que William S. Burroughs, elle entama une fructueuse carrière de top model au début de laquelle elle vécut avec Jean-Michel Basquiat. Le designer Jean-Paul Gauthier dira plus tard d’elle qu’elle aura été « le premier modèle androgyne ». Son travail l’amena en Angleterre où elle fit quelques rencontres qui l’aidèrent à concrétiser sa passion pour la musique : Kevin Mooney (Adam and the Ants), Jah Wobble (Public Image Ltd.) et Karl Bonnie (Renagade Soundwave). En 1990, elle publia Witch, son premier album qui, bien que remarqué par le fameux dj John Peel, ne rencontra qu’un succès d’estime. Elle continua néanmoins son travail musical, multipliant les collaborations et inspirant de nombreux artistes tels Grace Jones, Boy George et Sinéad O’Connor qui chanteront tour à tour ses compositions. Elle réside maintenant dans la campagne française où elle a élevé les cinq filles qu’elle a eues avec Kevin Mooney.
Light in the Attic fait aujourd’hui œuvre essentielle en faisant paraître When I Hit you – You’ll Feel It, une anthologie résumant le parcours de cette visionnaire que l’industrie n’a pas su prendre au sérieux. Les quelques pièces de Witch au programme nous font comprendre pourquoi certains critiques ont déclaré que cet album faisait de Winer l’ancêtre du trip-hop. Bien qu’un brin tirée par les cheveux, cette déclaration n’est pas complètement erronée. Ses boucles rythmiques répétitives et les ambiances nocturnes qu’il déploie en font effectivement un disque précurseur. Sur ses trames sonores minimalistes, la musicienne déclame sa poésie féministe revendicatrice d’une voix nonchalante. En fait, on a parfois l’impression d’entendre une Laurie Anderson qu’aurait remixée un magicien du dub comme Lee Scratch Perry. Parmi les autres joyaux que recèle cette compilation, quelques-uns font état des collaborations fécondes auxquelles l’artiste prit part. En compagnie de Mekon, Jon Hassell, Christophe Van Huffel, Diamond Version ou Jay Glass Dubs, elle amène ses cantiques engagés visiter une grande variété d’univers : électro de pointe, jazz mutant, americana hallucinée.! Il était grand temps que plus de gens puissent découvrir cette poètesse-sorcière dotée du don de prophétie musicale. Tiens fume…
Après des concerts londoniens électrisants, la réputation de Nala Sinephro s'est rapidement répandue sur la scène jazz britannique, ce qui lui a ouvert les portes de la soirée jazz Steam Down, tout en jouant avec et en accompagnant des artistes comme Demae, Eun, Coby Sey, Rosie Turton, Robert Ames, le London Contemporary Orchestra, Touching Bass, Spitfire Audio, Nadeem Din-Gabisi. Elle a été désignée par le Guardian comme l'une des artistes à suivre en 2020, a reçu le soutien de Gilles Peterson et est DJ résidente sur NTS, où elle partage chaque mois des sélections de sons célestes. En 2021, elle a rejoint Warp Records, où elle continue à tisser son propre univers sonore unique.
Sa musique combine sons méditatifs, sensibilités jazz, folk et enregistrements de terrain. Sa pratique musicale est ancrée dans l'étude de la fréquence et de la géométrie et guidée par le principe que le son déplace la matière. Son premier album Space 1.8 prend la forme d'une structure métaphysique, où chaque espace curatif est un cocon semblable à un utérus créé par Nala Sinephro au service du soulagement et d’une liberté affirmative et extatique. Space 1.8 a été composé, produit, interprété, conçu, enregistré et mixé par l’artiste de 22 ans. Sur cet album, elle joue des synthés modulaires et de la harpe à pédales, aux côtés de ses amis : James Mollison, Shirley Tetteh, Nubya Garcia, Eddie Hick, Dwayne Kilvington, Jake Long, Lyle Barton, Rudi Creswick et bien d'autres.
On va vous rassurer. on en a un peu marre de chroniquer l’actu pop dont tout le monde parle aussi. Sinon, c’est quoi l’intérêt ? Alors là, vous êtes bien servis dans le bizarre ( on laisse le tout venant aux autres…) Enjoy et faites passer.
Jean-Pierre (disco non troppo) Simard le 20/09/2021
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Jean Rondeau - Melody Grace - Erato
Lil NAS X- Montero - Columbia/ Sony
Moritz Von Oswald Trio - Dissent - Chapter Recording
Leslie Winer - When I Hit you – You’ll Feel It - Light in the Attic
Nala Sinephro - Space 1.8 - WARP