Les Sex Revolts et la misogynie dans le rock

Si vous n’aviez jamais regardé de près les thématiques à l’œuvre dans la culture rock, ce qui est sous-jacent mais bien puant auprès des cultures qui ont vendu la révolte comme moteur, ne cherchez plus : Simon Reynolds et sa compère Joy Press ont analysé le phénomène au fil du temps et ça secoue là où ça fait mal dans l’imaginaire macho. Surtout avec des formes inattendues.

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Sex revolts, coécrit par le critique musical Simon Reynold et la journaliste Joy Press, est le premier ouvrage à faire l’analyse des «misogynies rebelles». Que l’on songe aux hymnes machistes des Rolling Stones, au punk et sa glorification de l’abject, ou au culte que Can et Brian Eno vouent à la Terre Mère, la rébellion rock masculine s’est souvent ancrée dans un imaginaire où les femmes étaient sinon absentes, du moins allégoriques ou reléguées à l’arrière-plan.

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Depuis les premiers rockeurs jusqu’au gangsta rap, en passant par le jazz, le psychédélique, le glam et le postpunk, Sex revolts dresse un impressionnant panorama de la culture et des artistes rock dans leurs relations au « féminin ». Parallèlement aux généalogies d’une contre-culture qui, depuis les années 1960, s’est attachée à déconstruire certaines formes de masculinité tout en demeurant profondément misogyne, Sex revolts retrace aussi l’histoire de la rébellion des femmes dans le rock ; celle de musiciennes qui, telles Patti Smith ou Siouxsie Sioux, ont dû composer avec cet héritage majoritairement masculin pour créer leur propre répertoire et libérer leur propre énergie. Publié en 1995, alors qu’une expression musicale féminine nouvelle était représentée à la fois par des musiciennes comme Courtney Love, P. J. Harvey ou Liz Phair, et par le mouvement des riot grrrls, le livre a connu une édition remaniée en 2018. Vingt-cinq ans après sa parution, ses thématiques demeurent actuelles.

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Le projet d’Eno consistait, par-dessus tout, à émasculer le rock. Les politiques sexuelles de sa musique ne sont pas passées inaperçues. Stephen Demorest a remarqué la façon dont Another Green World évitait les « “grooves” tyranniquement paradeurs » du rock. Lester Bangs, prophète du punk, s’est plaint de la faiblesse anémique de l’album : « Ces petites vasques de son qui confinent au silence […], une musique crépusculaire parfaitement adaptée à cette passivité que cultive l’approche d’Eno. » Eno a inventé l’ambient parce qu’il voulait faire quelque chose d’« extrêmement calme et délicat, et [qui] vous invite à entrer plutôt qu’il ne s’impose à vous par la force » : une image extrêmement sexuelle mais décente – avec sa carrière solo, il passait de la stridente « énergie imbécile » de l’art-rock façon Roxy Music à une étendue ondulante (la « mer des mers » qui travaillait l’imaginaire romantique). Eno a souvent exprimé sa volonté d’éviter l’affirmation de soi grandiloquente et la passion auto-exaltante que l’art moderne et le rock ont en commun, en faveur de quelque chose qui s’approcherait plutôt des arts décoratifs (traditionnellement féminins). L’ambient est un décor musical qui colore à peine l’atmosphère, l’accomplissement du rêve d’Erik Satie, celui d’une « musique d’ameublement ». Cette musique est élaborée dans et faite pour les lieux domestiques clos, et non pour les rues toutes masculines du rock. C’est une musique utérine plutôt que sauvage.

Love in a Void/ Siouxsie 1978

Love in a Void/ Siouxsie 1978

Il se trouve qu’Eno a imaginé l’ambient lors d’une période de confinement, d’invalidité et de dépendance forcées, alors qu’il était hospitalisé après s’être fait renverser par un taxi. Une amie lui avait apporté un enregistrement de musique pour harpe du XVIIIe siècle. Une fois l’amie repartie, il lance l’enregistrement et s’allonge, avant de s’apercevoir que le chaîne stéréo est réglée sur un volume sonore extrêmement bas. Mais plutôt que de se redresser péniblement une fois de plus, il s’abandonne à cette nouvelle façon d’écouter. C’était la musique au seuil de la perception, qui se mêle aux sons de l’environnement.

Eno pratiquait déjà le tourisme dans le genre depuis longtemps. Avant même de devenir une célébrité du glam rock avec Roxy Music, il portait de flamboyantes tenues efféminées et se maquillait. Interrogé sur la question du genre, il a déclaré : « La version occidentale de la masculinité oppose l’homme rationnel à la femme intuitive. La part de mon être qui m’intéresse a toujours été mon intuition. » Pour ses albums solo, Eno a imaginé des techniques qui lui permettaient de soustraire sa propre volonté au processus créatif, s’abandonnant au hasard et aux « Stratégies obliques » (des cartes de son invention, sur lesquelles sont inscrits des conseils ambigus et que l’on peut consulter dans les moments d’impasse, comme le Yi Jing).

Les penchants d’Eno pour la vénération de Gaïa se sont épanouis dans la production de l’album des Talking Heads Remain in Light (1980). Ce sommet du partenariat Eno/David Byrne était profondément redevable aux grooves universels et enveloppants de Can. « The Great Curve » associe la rotation de la Terre au mouvement des hanches d’une femme (« The world moves on a woman’s hips »). « Once in a Lifetime » est un funk océanique débordant, la voix du personnage névrosé de Byrne soudainement submergée par le satori de l’instant présent. Dans « Crosseyed and Painless » et « Houses in Motion », Byrne joue le rôle d’un bourgeois occidental qui, pris au piège de son emploi du temps et du fétichisme de la marchandise, aspire à revenir en synchronie avec les rythmes naturels. Le mal de l’Occident est un excès de yang (la raison masculine) : pour réussir à suivre l’adage des Talking Heads « stop making sense », il faut explorer le « continent noir » (les rythmes africains, l’intuition féminine, le yin).

Eno est donc un touriste du genre accompli. Mais la notion de féminin à laquelle il tend reste problématique pour les femmes : c’est un féminin passif, immobile, gracieux, proche de la nature, doué pour les actes de guérison et les arts décoratifs, non verbal, associé à l’enfance, au rêve et à l’éternité. Si l’idéal de vie des Rolling Stones était le bluesman noir, Eno (qui a toujours été l’antithèse des Stones) aspirait à être… une paysanne chinoise qui laboure placidement sa rizière. Renouer avec son anima (l’esprit féminin chez Jung) consistait à se réifier, à devenir inanimé. Point culminant de la tradition psychédélique, la musique ambient a tenté d’échapper à l’Histoire. Mais les femmes ont été exclues de l’Histoire pendant si longtemps que cet état de grâce ne paraît pas vraiment émancipateur.

Des beatnicks qui ne survivent que grâce à leurs compagnes qu’ils exploitent pour découvrir le monde et mieux les quitter au hard-rock et ses homos amateurs de discours macho, cf. Judas Priest, en passant par tous les moments où les femmes sont relayés à l’arrière-plan, Sex Revolts dépave l’imaginaire de ces moments qui affirment la libération pour mieux ignorer, au mieux donner un second rôle à la gent féminine. iI faut attendre les Raincoats, les Slits et les riot grrrls, pour que cela change, avant que les LGBTQI ne remettent les pendules à l’heure, qu’arrive le XXIe siècle, et que les jeux ne soient rebattus autrement. En route pour une démystification salutaire.

Billy Hookah le 16/06/2021
Simon Reynolds et Joy Press, Sex revolts : rock’n’roll, genre et rébellion, traduit de l’anglais par
Samuel Roux, Paris, Éditions de la Philharmonie/La Découverte, coll. « La rue musicale », 2021

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