Pulp : fiction(s), un homme mort pour la 3e fois par Thomas Mourier

Malgré son format court, 70 pages pour un comics, voici l’une des œuvres les plus abouties du duo Ed Brubaker & Sean Phillips. Entre western & polar, entre cow-boys & nazis, les auteurs arrivent encore à nous surprendre et nous emporter loin, dans leur univers pourtant très balisé.

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Rares sont les auteurs qui racontent une histoire qui va au-delà de leurs albums, Ed Brubaker & Sean Phillips ont entamé une relation de travail à l’aube des années 2000 sur des titres mainstream avant de bâtir les fondations de leur travail avec le 1er volume de Criminal en 2006. Depuis cette première aventure, où le polar est approché à travers les yeux des perdants, où la fiction se rapproche dangereusement de la réalité, les créateurs n’ont de cesse de questionner notre rapport à la fiction dans leurs œuvres. 

Si Ed Brubaker a longtemps été le grand scénariste de Captain America ou de Daredevil, si Sean Phillips a été le jeune dessinateur prodige pour Hellblazer, Sleeper ou Juge Dredd ; c’est plutôt l’entité « Ed Brubaker & Sean Phillips », cet auteur bicéphale qui est devenue LA signature incontournable du comics indé. 

Chaque projet se distingue du précédent, en gardant en fil rouge une série d’obsessions & de codes qui leur sont propres, et les publications s’enchaînent régulièrement offrant à chaque nouveau graphic novel un indispensable. 

Dans ce court one-shot, Pulp, les auteurs abordent les genres du western & du polar réunis dans une histoire à double vitesse où on s’attache à un vieil écrivain de pulp, auteur des aventures de Red River Kid. Les pulps sont les magazines bon marché qui ont précédé et inspiré les éditeurs de comics, une industrie de littérature de gare où western, fantasy ou science-fiction étaient les rois des kiosques. 

Si le personnage de Max Winters est la vedette de Six Gun Western en 1939, son éditeur préfère capitaliser sur la marque plutôt que les ambitions littéraires de Winters. Notre héros, fauché, a du mal à se faire à l’époque entre coups bas d’un patron requin, agressions racistes, climat de guerre mondiale et de Grande Dépression. 

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Ode à la nostalgie sous forme de vendetta 

Les œuvres du duo mettent en scène cette nostalgie d’un temps qui n’existe que dans la fiction, celui où les bandits ont un code d’honneur & s’en affranchissent, celui où les espions se sacrifient pour leurs idéaux & pour l’argent, celui où la vengeance est une tragédie & un happy end. 

Ils dressent une histoire de la violence, violence physique, violence morale, agressions spontanées ou vengeances sourdes. Leurs créations interrogent le mythe de l’Amérique moderne, de l’american dream à celle de Trump : ces époques imaginaires questionnent notre époque sous couvert de son vernis vintage. 

Polar & western. Pour ce dernier opus, ils réunissent deux genres indissociables de l’histoire de l’Amérique, deux genres où la violence est reine, deux histoires de cowboy & nazi, d’outlaws & détectives. La vie de Max Winters est au croisement du XIX et XXe siècle, où ses contemporains ont connu la fin de la conquête de l’Ouest, la prohibition, la grande dépression, les guerres mondiales… 

L’ombre de la guerre & les fascistes américains peuplent l’Amérique des années 40 et comme toujours l’écriture et la mise en scène du duo équilibre parfaitement l’approche politique et le rendu divertissant de ce polar aux accents de Far West. 

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L’auteur et son double pour la moitié du prix…

Les auteurs ne se contentent pas uniquement de ce premier dispositif entre les deux époques, les deux genres, ils en profitent pour insérer une véritable mise en abîme sur la condition des créateurs. 

Une thématique qui devient une marque de fabrique, au même titre que les univers noirs de bad guy en imper et d’espions amateurs ; qu’ils ont abordé à de nombreuses reprises dans la série Criminal où certains persos étaient des auteurs ou lecteurs de comics, mais plus spécifiquement dans le hors-série Sale Weekend.

Malgré son statut d’écrivain reconnu pour son héros vedette de Six Gun Western, les auteurs nous font ressentir l’écart de statut entre celui qui possède les droits du personnage et celui qui l’a créé. Clin d’œil à toute une époque terrible, l’éditeur de Red River Kid se permet de raturer des passages, de changer la fin d’une nouvelle et de « couper tout ce tralala sur le Mexique… Nos lecteurs s’en balancent, du Mexique. » 

Derrière ces pratiques, et cet éditeur opportuniste, on aperçoit l’industrie du pulp, ses auteurs payés au mot, ses héros & univers qui vont devenir nos piliers de la pop culture au XXIe siècle et qui sont encore considérés comme une sous-culture jetable même si addictive. Des pratiques, réseaux et matériaux qui seront la base de l’industrie des comics naissants. 

Ed Brubaker & Sean Phillips dénoncent par la situation tragique de leur héros, la spoliation des droits d’auteurs par les éditeurs qui s’arrogent la propriété des personnages, la guerre des tarifs, les équipes créatives interchangeables, les logiques de séries au détriment des choix des auteurs… 

Et surtout ils rejouent la scène originelle de Jerry Siegel et Joe Shuster qui ont vendu les droits de Superman pour 130 dollars et se sont fait écarter du titre sans ménagement. Si vous voulez creuser, Thomas Campi & Julian Voloj racontent en bande dessinée cette tragédie et le combat des auteurs pour leurs droits dans Joe Shuster.

Ces scènes sont également une manière de rendre hommage aux écrivains ayant commencé dans les pulps : hommage à l’écriture du roman noir hard boiled de Dashiell Hammett qui inspire toute l’écriture de Brubaker ou encore de Robert E. Howard et son approche des nouvelles non linéaires de Conan citées dans l’album. Au passage les auteurs s’amusent encore une fois à tacler Marvel, qu’ils connaissent bien, et leur politique de maintenir un statu quo des personnages pour continuer à vendre les mêmes magazines. 

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Western Dime Novels

Des magazines populaires à 10 cents qui ont inondé l’Amérique (et l’Europe avant elle), qui ont fait émerger des géants du polar, de la fantasy, de la science-fiction ou du western. Jamais à court de références, les auteurs incluent leur héros Red River Kid à un magazine qui a vraiment existé : Six Gun Western. La couverture proposée dans l’album fait référence à une couverture existante de juillet 1949 avec les mêmes personnages (voir le montage avec les 2 couv’ juste au dessus ⬆️)

Ce jeu meta rappelle que le western était de la fiction, et que la réalité était loin de la romance du cow-boy solitaire, des justiciers à cheval ou de la demoiselle en détresse. Dans cet album, les auteurs ont choisi un dispositif graphique pour symboliser le passage de la fiction à « la fiction de la fiction ». Les récits de cow-boys alternent avec la vie de Max, les fictions se mêlent parfois, la prose de l’un se superposant aux dessins de l’autre pour souligner ce jeu. 

En plus de ce découpage ludique, Sean Phillips adapte son dessin pour créer deux styles distincts, passant de sa patte habituelle de polar vintage avec ses jeux d’ombres et ses aplats de couleurs tranchés à un trait plus léger, plus illustratif pour la partie western mis en valeur par des ambiances colorées audacieuses proposées par Jacob Phillips, le fils du dessinateur. Et cette couverture ! Probablement l’album le plus abouti du duo, maintenant trio, pour la partie graphique. 

On pourrait continuer à en parler longtemps tant ce titre est riche et réussi. Et encore, je n’ai pas abordé le quart de l’histoire, entre le retour de l’agence de détective Pinkerton, le casse, la confrérie nazie…  Un excellent point d’entrée dans l’univers d’Ed Brubaker & Sean Phillips que vous pouvez compléter avec Criminal dont un nouvel hors-série, Un été cruel arrive en français le 30 juin.

Thomas Mourier le 2/06/2021
Pulp d’Ed Brubaker, Sean Phillips, Jacob Phillips, Delcourt 
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