Les lames d'Ashura, les fines lames de la steppe
Western fantastique, récit survivaliste, dystopie hors du temps, Baptiste Pagani propose un album hors norme mettant en scène une famille de bandits exceptionnels dans un univers inédit.
Nouvelle incursion dans une Asie fantasmée au Label 619, collection qui accueillait déjà le fabuleux PTSD de Guillaume Singelin (lire le coup de cœur). Dans Les lames d’Ashura, on lorgne plus du côté de la Chine méridionale ou de l’Inde dans les ambiances, motifs et inspirations du dessinateur. Baptiste Pagani avait déjà exploré l’imaginaire asiatique dans son ouvrage précédent The Golden Path où l’on suivait une jeune femme, Jin Ha, adapte du kung-fu qui se lance dans une carrière de cascadeuse dans un célèbre studio de Hong Kong. Très marquante & maîtrisée, cette histoire met en scène une jeune combattante tatouée, douée pour le combat et aux aspirations élevées, des éléments clefs que l’on retrouve dans ce nouveau projet.
Bal martial
À la manière d’un bon western, on s’attache à une famille de bandits qui braquent des trains, seul moyen de locomotion dans ce continent géant. Une famille mais surtout une bande de femmes regroupées autour de la matriarche Ashura. Sortes d’Amazones modernes, qui opèrent de manière violente et raisonnée —sorte de combo entre l’esthétique de Mad Max Fury Road et les hordes de Gengis Khan. Le groupe est dominé par les 3 héritières (& héritier) d’Ashura, Shota, Ikari et Osman, une fratrie de 2 sœurs combattantes ultra-douées et un frère, qui ne l’est pas moins, même s’il se destine à être danseur.
Seul homme dans cette bande de femmes, il se destine à autre chose et représente un élément perturbateur dans cet univers féminin. Un mystère entoure ses origines et rythme la rivalité de ses sœurs, ouvrant la voie à une intrigue à plusieurs niveaux. Difficile d’en dire plus sans spoiler les nombreux rebondissements mais toute l’histoire tourne autour de ces personnages clefs, au milieu d’un casting d’une cinquantaine de combattantes, dont les aspirations & les ambitions vont vite faire déraper cette situation idyllique. Les enjeux montent et l’action laisse place aux histoires d’amour, de filiation, de transmission, et de trahison. Il questionne la place de l’art, sa fonction, celle de la religion, de l’héritage…
Valse graphique
On pense à Phoolan Devi pour la trajectoire de ces jeunes bandits pleins d’idéaux et son héroïne forte, à Corto pour l’aventure qui cache souvent des réflexions philosophiques et un regard sur le monde plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord (jusqu’au look de Shota), à Hokuto No Ken pour l’esthétique des corps, à Bonten Tarô et ses héroïnes tatouées… Les jeux d’influences sont nombreux et l’auteur en joue au milieu d’autres piochées dans d’autres disciplines de l’Art Nouveau, Léon Bakst ou Georges Barbier, aux Patta Chitra indiennes.
Le style très léché de Baptiste Pagani étonne et enchante dès les premières pages jouant sur des passages aux traits très précis et d’autres plus évanescents. On apprécie la maîtrise graphique du dessinateur qui détaille et met en scène les corps et les personnages d’une manière très charnelle et incarnée. Avec un gros travail de composition et de mise en scène pour varier les scènes de combats et d’attaques de train, ou de donner à voir des démonstrations de danses. Tout à l’aquarelle, l’album oscille entre scènes dynamiques, pleines pages démonstratives ou visuels élégants (pour en voir plus, l’auteur met à disposition un très bel artbook numérique, gratuit, d’une cinquantaine de pages). Une approche graphique qui souligne le caractère poétique de l’œuvre qu’on ne décèle pas forcément au premier abord.
Les lames d’Ashura se présente comme un album atypique tant dans le fond que la forme pour une bande dessinée fantastique. C’est une autre des grandes forces du livre, de proposer une autre vision d’un genre aux codes éculés. Très bien construite, l’intrigue qui se cristallise entre les idéaux de ces sœurs badass et leur frère mystérieux offre l’une des lectures les plus audacieuse de ce début d’année.
Les lames d’Ashura de Baptiste Pagani, Ankama
Thomas Mourier le 5/03/2021
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