Investir la poésie de combat avec Gérard Chaliand

Cinq impressionnantes incursions poétiques pour scander une vie d’investigation politique et stratégique aux confins du monde en lutte.

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J’ai marché durant des siècles séparé de moi-même
je suis entré dans les eaux
enlisé sans appui
mûr à la peine mûr aux coups
je ne suis que ce lâche qui a peur du pillage
de voler pour la faim me voilà né voleur
source morte dans les rochers
et si je m’éveillais
on m’emmurait vivant aux confins de la Chine.

Délaissant ma raison dans l’inconnu des cartes
conquérant de mon empire
j’ai levé l’ancre
pour dessiner un ciel de caravelles
lors
la terre vit son image et dissipa les mers
mais je gisais prostré sans me connaître encore.

Et soudain houle sourde tant contenue
flux profond du plus loin des racines
couteau lourd de soleil
je m’empare de toutes les Bastilles
depuis sans liberté sans liberté je meurs.

La plupart d’entre nous connaissent avant tout Gérard Chaliand comme l’impressionnant théoricien de terrain, observateur au plus près des luttes anticoloniales et émancipatrices, couronnées ou non de succès, des années 1960-1980 (Algérie, Guinée-Bissau, Vietnam, Colombie, Jordanie, Érythrée, Kurdistan, pour n’en citer que quelques-unes), observation participante ponctuée d’ouvrages aussi fondateurs que « Mythes révolutionnaires du Tiers-Monde » (1976) ou « L’enjeu africain » (1980), praticien ayant peu à peu muté en spécialiste des conflits dits de faible intensité, des stratégies indirectes et des géopolitiques combattantes (on songera tout particulièrement à sa magistrale « Anthologie mondiale de la stratégie » en 1990, ou à « Le nouvel art de la guerre » en 2015, par exemple), tout en développant au long du chemin une forme particulière de goût pour l’aventure, dont témoigneront notamment ses multiples embarquements au long cours à bord de La Boudeuse depuis 2003. On notait dans le livre d’entretiens croisés « De l’esprit d’aventure » (2003) que sa conception, humble et réajustée en permanence, de la vie aventureuse, justement, était d’une singulière profondeur, y compris comparée aux visions souvent plus brumeuses et plus romantiques de certains des hérauts de l’écriture voyageuse, fussent-ils au nombre de ses amis : on n’est donc pas surpris, au fond, de découvrir (ce n’était pourtant pas du tout un secret, mais parfois le manque d’attention ou de curiosité de la part du lecteur – en l’occurrence, moi – frappe…) que Gérard Chaliand a doucement rythmé ou scandé son parcours au moyen de cinq recueils de poésie (« La marche têtue » et « Les couteaux dans le sable » en 1959, « Feu nomade » en 1972, « Cavalier seul » en 2014 et « Saga si lointaine » en 2016), réunis depuis 2016 en un unique petit ouvrage dans la collection NRF Poésie de Gallimard.

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La mer traversée brille encore dans mes yeux
j’ai bâti des oasis dans la fumée de ma pipe
mais les rêves meurent de se voir refléter
et la pluie fine et tiède dans ma tête
a la couleur de Notre-Dame et du Quartier.
J’oublie les solitudes
la voix humaine de la mer sur les galets se joue des marées
et seul dans ces reflets de sable d’eau et de feu
le souvenir de ton beau visage calme
berce mes jours.
Paris
je reviendrai mon amour dans la poche
mes espoirs désolés blanchissent sur la grève.

Une fois n’est pas coutume, je n’ai guère envie de suivre le préfacier Claude Burgelin, qui me semble « tirer » l’ensemble de la poésie de Gérard Chaliand vers une « simple » célébration de l’aventure en général, et de l’aventure guerrière en particulier, nourrie de faits d’armes et de chansons de geste, alors qu’il me semble au contraire que les vers des cinq recueils, de nature nettement différente selon l’époque de leur écriture, composent au contraire un paysage évolutif et multivoque, sous le signe d’un voyage personnel qui ne saurait se réduire à quelques slogans, bien loin de là.

Même si elles sont passées au filtre puissant d’une subjectivité évidemment intime ici, les munitions de 1959, celles de « La marche têtue » et des « Couteaux dans le sable » (ce dernier ayant même été, d’après l’auteur, écrit cinq ans plus tôt), sont bien le reflet direct d’un élan très marqué politiquement, d’une quête qui ne se réduit pas un instant à une soif d’aventure, mais qui s’insère bien dans un rêve concret d’émancipation. Le Gérard Chaliand de vingt-cinq ans regarde alors déjà avec un léger recul et une certaine émotion presque gênée son alter ego parti en 1952 en Algérie, la tête pleine de Blaise Cendrars et y découvrant les terribles réalités de la discrimination politique systématique, avant de parcourir horrifié l’Inde des castes triomphantes et de la religion toute-puissante. Poésie d’ouverture au monde et de confrontation au réel, certes, poésie profondément politique d’ores et déjà, sans aucun doute, peut-être pas si éloignée sous certains de ses aspects et même de ses rythmes de celle d’Aimé Césaire (« Cahier d’un retour au pays natal », 1939) ou de celle d’Ernesto Cardenal (« Poèmes de la révolution », 1984).

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Je m’arrête
à la croix des chemins je lance mon chapeau
dans mon cœur gisent mes amis morts.

Morts ceux du Nil
de l’Euphrate et du Tigre
du Pérou du Mexique
et ceux que je n’ai pu connaître
ceux qui n’ont pas même laissé de cicatrice.

Morts
de cette mort
qui m’emplit la bouche
et me ferme les yeux.

« Feu nomade » joue ici un rôle central, et pas uniquement du fait de sa position temporelle en charnière. Dix ans après sa rencontre avec Amilcar Cabral en Guinée-Bissau, trois ans après son séjour au Vietnam dans l’ombre de l’offensive finale préparée par Võ Nguyên Giap, sa publication marque le moment où l’homme doit apprendre lucidement à composer avec la désillusion, à reléguer le romantisme dans quelque magasin des accessoires obsolètes, sans perdre toutefois ni l’envie de se mesurer sauvagement à la réalité sombre ni le souci de l’émancipation collective et individuelle.

Tu es avec moi dans les forêts de Guinée
Tu es avec moi dans le delta du Fleuve Rouge
Nous avons joué à saute-mouton sur les Andes
Il n’est pas de pays où nous n’ayons rêvé ensemble
dans la migration qui nous porte vers la même chute
Ici s’arrête notre histoire
Aucun enfant ne viendra au miroir,
Moi, j’ai la force d’aller jusqu’au bout
Pas de recommencer.

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Par simple comparaison, mais aussi bien au-delà, « Cavalier seul » et « Saga si lointaine » ont des allures de pré-bilan. Rédigées d’une écriture plus ample et nettement assagie, masquant leur tentation crépusculaire dans d’habiles disséminations analytiques, leurs mélopées ont à traiter une masse de données autrement plus importante, collectées alors depuis plus de soixante ans de rencontres et de témoignages aux quatre coins du monde qui lutte. Pourtant, peut-être, contre toute attente, ce qui ressort in fine de ces chants oscillant entre la méditation et l’épopée (on songera certainement ici à certains pans de la poésie de Hans Magnus Enzensberger), c’est bien que la lucidité nourrie de faits ne signifie nullement, même au soir d’une vie, le renoncement aux émancipations et à la convergence possible des luttes, alors même que les terrains d’opérations se déplacent et que de sinistres brumes les englobent.

Je n’ai pas misé ma vie à demi
j’ai tout jeté dans la balance
j’ai bu à toutes les fontaines du chemin
plus que mon dû et j’ai couvert plus de chemins.
J’irai jusqu’à tomber d’un seul coup
feu nomade, de la nuit à la nuit.

Gérard Chaliand - Feu nomade - Précédé de La marche têtue et de Les couteaux dans le sable et suivi de Cavalier seul et de Saga si lointaine - NRF - Poésie Gallimard
Hugues Charybde2 le 22/03/2021

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Gérard Chalian

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