Le futur nous verra-t-il emmoussé jusqu'au cou ?
Klaus Modick organise une fascinante mise en roman de la métaphore invasive de la mousse pour ébranler nos certitudes face au vivant maltraité.
J’aurais dû revenir ici plus tôt. Ai-je eu peur des souvenirs ? Je voulais être productif, mener à bien un projet, faire sortir quelque chose de moi-même – quelque chose dont le sens me semble de plus en plus insaisissable au fur et à mesure que j’accepte, tandis que ma résistance s’amenuise, de me contenter ‘être là. Cette acceptation implique aussi une sérénité, une sorte d’adieu au monde empirique, dont je me détourne, auquel je deviens indifférent. Du fait de cette indifférence, rien ne me paraît désormais plus important que tout le reste. Je ne lis presque plus les journaux, je me tiens à distance des télévisions et des radios, ne leur prête plus aucune attention. Depuis plusieurs jours, je ressens une sorte de vertige, un évanouissement ; pas ceux des attaques brutales de mes infarctus, qui m’ont obligé à devenir professeur émérite il y a quelques années. Mais plutôt le sentiment d’être tiré doucement vers le bas, bien qu’il soit impossible de décrire très précisément l’orientation de ce mouvement. De façon générale, depuis mon arrivée, mes pensées, mes idées et mes sensations sont confusément dépourvues de direction et de but. Elles brillent d’une faible clarté qui m’était totalement inconnue jusque-là, dans une omniprésence vague, indéterminée. Ma perception de cette déconcentration négligente est néanmoins intense, très explicite. Bien que je ne sois pas venu ici pour me laisser aller, je ne m’y oppose pas.
Botaniste de renommée mondiale, le professeur Lukas Ohlburg s’est éteint en 1981, à soixante-quatorze ans, alors qu’il avait pris sa retraite de l’Université et se consacrait à finir la rédaction et l’assemblage d’une œuvre fort différente de ses recherches purement botaniques, puisque portant sur l’épistémologie et la méthode scientifique, autour d’essais déjà parus et d’inédits, souvent provocateurs, qui, une fois achevée, s’intitulerait De la critique de la terminologie et de la nomenclature botaniques. Un an après cette publication posthume, l’éditeur et exécuteur testamentaire du professeur reçoit un petit manuscrit de la part du frère du défunt, se présentant peu ou prou sous la forme d’un journal, tenu lors de cet ultime séjour à Mollberg, la demeure familiale où il est décédé. Parcouru de considérations professionnelles mais aussi extrêmement personnelles, focalisé par moments et semblant baguenauder presque au hasard à d’autres instants, cette centaine de pages raconte aussi, en un fantastique insidieux et inquiétant, le journal d’un envahissement métaphorique et physique par la figure botanique et littéraire de la mousse.
Je suis capable de désassembler conceptuellement le splendide vieux pin dont les branches fouettent la fenêtre du haut par grand vent jusqu’à sa structure moléculaire et le nommer « correctement ». Mais je n’ai aucun moyen de décrire la langue dans laquelle il me parle quand il frappe contre la fenêtre.
Deuxième roman de l’Allemand Klaus Modick, publié en 1984 et traduit en 2021 par Marie Hermann chez Rue de l’échiquier, « Mousse » frappe d’emblée par sa manière rare de mixer des terrains disjoints au service d’un projet obsessionnel et lancinant. Quelque part entre une narration scientifique d’époque à la Jules Verne et une évocation doucereusement fantastique à la Leopoldo Lugones, planté dans un décor forestier et marécageux de Basse-Saxe que n’aurait sans doute pas renié l’Arno Schmidt de « Scènes de la vie d’un faune » (et on retrouvera curieusement ici, comme glissés insidieusement dans un propos apparemment tout autre, quelques secrets enfouis depuis la deuxième guerre mondiale, comme des mines anti-personnel sous la lande), ce vrai-faux journal exhumé se place d’emblée sous le signe d’une taxonomie vitale et de ses limites, comme une contre-enquête ou une para-exploration résonnant avec celle conduite par Antoine Volodine dans « Le nom des singes » (et l’action comme la méditation prennent place en une montagne mineure, Mollberg, comme il y aura le moment venu des « Anges mineurs »).
Il existe sans doute en nous une impulsion profonde qui nous conduit à répéter ce que nous avons vécu. Ce n’est pas la régression sénile de la vieillesse, mais une manière productive d’être prêt à raviver les expériences de l’enfance. Mais à quoi riment des expériences dont ne reste que le souvenir ? Et celles qu’on raconte ? Cette impulsion semble s’accentuer à mesure qu’on approche de la fin de sa vie. Un cycle se clôt. Des débuts s’achèvent. La connaissance se court-circuite avec l’expérience, l’expérience avec la mémoire, la mémoire avec les histoires racontées. La mousse dans laquelle je me repose après avoir nagé, qui suinte entre mes orteils, et qui atteint à cette heure la même température que l’eau et l’air – et mon propre corps -, doit être familière de ces processus ; mais aussi du sentiment de futilité que cette impulsion cache. La mousse est une plante archaïque. Introvertie, autosuffisante. Il y a bien longtemps, elle s’est adaptée à la vie sur la terre ferme dans ce qui me paraît être une lutte héroïque ; mais ce faisant, elle s’est fatiguée, épuisée, car elle est restée figée dans sa conception initiale sans n’être visiblement plus capable de mener à son terme le processus d’évolution qui s’était déclenché en elle. Si les plantes ont une capacité de mémoire, non pas une mémoire consciente ou cérébrale, mais génétique, et je ne doute pas que ce soit le cas, la mémoire des mousses serait celle de leur origine, de leur parenté avec les algues. Il est impossible que la mousse rompe tous ses liens avec son passé marin. L’évolution des algues vers la mousse a ainsi accompli une sorte de cycle, revenant, bien que différemment et dans une meilleure version, à son point de départ. En retraversant le lac à la nage pour rentrer, je souris en repensant à la plaisanterie de mon médecin sur les algues et je m’arrête au milieu en faisant le mort. Je prends une grande inspiration, m’étends immobile dans l’eau, regarde en plissant les yeux en direction du soleil couchant, suspendu, comme empalé sur la pointe des pins, et je me demande s’il y a une différence entre s’enfoncer et s’élever, étendre ses racines et ses ailes, connaître et s’étonner, l’être et la conscience, je ne trouve pas de réponse parce que j’en cherche une, j’expire profondément, je recommence lentement à tracer mes couloirs.
C’est que sous le signe officiel du « Coucher de soleil dans la forêt » de Conrad Ferdinand Meyer et sous celui beaucoup plus officieux du « Annihilation » de Jeff VanderMeer, il se joue ici, bien au-delà de l’errance obsessionnelle, avec ses moments volontaires et ses moments involontaires, d’un scientifique presque littéralement au bout d’un certain rouleau, comme un affrontement feutré au sujet des frontières du vivant, de la différence constitutive entre règnes, et des mécaniques d’hybridation, métaphorique et matérielle, des stratégies invasives, douces ou non, qui pourraient être envisagées pour modifier nos repères existentiels lorsqu’ils ont prouvé leur inanité destructrice – et c’est bien pour cela sans doute que ce texte si profondément étonnant – fascinant, même – de Klaus Modick se glisse insidieusement, comme à son corps moussu défendant, parmi les fondations de la philosophie écologiste contemporaine : comme si, pour mener à bien cette investigation consciente et déterminée d’un phénomène végétal comme métaphore totale et englobante, Bruno Latour, Philippe Descola et Baptiste Morizot s’étaient subrepticement ligués pour convaincre David Cronenberg de réaliser « La mousse » plutôt que « La mouche ».
L’annihilation du nom par le concept, de l’expression vivante par le terme scientifique, a accéléré et scellé l’éloignement de l’humanité de la nature qui l’entoure. Naturellement, la perte d’un nom et d’une forme ne survient que dans la mort, où les êtres se décomposent, aboutissent à une grande dissolution de la forme, tout comme les ruisseaux, les rivières et les fleuves perdent leur nom lorsqu’ils se jettent dans la mer. Lorsque, par le passé, on identifiait les prisonniers avec des numéros, on les rayait de la liste des individus, les exilait dans un espace dépourvu de mémoire. Même face aux lopins de terre, aux lieux, aux villes, la numérotation ne s’arrête pas ; les codes postaux détruisent nos habitats. Le fait qu’aux États-Unis, les rues portent des numéros plutôt que des noms n’a cessé de me déranger pendant les années que j’y ai passées. Maintenant, je sais pourquoi.
J’entends des collègues me demander en criant si je n’ai pas perdu la tête. Je leur réponds que je me suis rarement senti aussi lucide que ces jours-ci.
Le fait que les plantes, les animaux, les personnes, les rues et les lieux aient des noms ne représente en réalité qu’une partie de la vérité sur les relations entre les mots et le réel. L’autre partie, qui nous échappe, est que les noms eux-mêmes ont des choses, que les choses sont des noms, qu’autour des noms se sont formés des champs de force où la réalité matérielle et intellectuelle de l’environnement s’ajoute au nom. C’est ainsi que les choses annoncent leur vie. Un nom établi est donc, sur le plan biologique, le résultat d’un processus mimétique. Nous connaissons les ruses protectrices de certains animaux qui, surtout grâce à leur couleur, mais parfois même à leur forme, s’adaptent aux corps animés et inanimés qui les entourent. Le rayonnement mimétique des noms semble englober dans sa puissance tout ce qui a été, tout ce qui vit, la mort manifeste – et ce, malgré elle. De la vie vécue. C’est cela qu’un nom conserve. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle ce savoir ne me parvient que maintenant, à l’approche de la fin, une fois traversé le blindage des chars de la science.
Klaus Modick - Mousse - éditions Rue de l”Echiqiuer
Hugues Charybde le 10/02/2021
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