L'AUTRE QUOTIDIEN

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Tout l'univers, un résumé avec "Vivonne" de Jérôme Leroy

Entre les réalités doubles de la poésie et du Sig Sauer, dessiner avec un poète des rivages et des chemins une échappée vers la Douceur à travers l’Apocalypse. Un grand roman comme une somme provisoire de tout un univers.

Alexandre Garnier pleurait dans son bureau et il ne savait pas pourquoi.
Il ne pleurait pas parce que la rue de l’Odéon s’était transformée en rivière en crue qui charriait, de temps à autre, une voiture : il n’y croyait simplement pas. La vision d’une camionnette emportée comme un jouet le fit penser à sa vieille Jaguar. Elle restait dans sa maison de campagne près de Trouville et il ne l’utilisait que les week-ends avec Sophie pour des promenades sur les départementales du pays d’Auge. Aux dernières nouvelles, le Calvados n’était pas encore touché par les inondations, les pluies diluviennes et les typhons cataclysmiques ravageant méthodiquement, en ce mois de novembre, les Hauts-de-France, la Picardie et maintenant Paris.
On parlait de trois cents morts et s’il en jugeait par le spectacle qui se déroulait sous ses yeux, la tempête tropicale qui s’était déclenchée depuis deux heures allait faire un sacré nombre de victimes dans Paris. Personne n’avait prévu qu’elle arriverait si vite, même pas les services concernés. Il se revoyait quitter le matin son appartement du boulevard Raspail sous un ciel clair, par une température anormalement estivale. Heureux, léger, inconséquent.
L’appli météo de son smartphone ne cessait de sonner, on entendait des sirènes et des alarmes un peu partout malgré le bruit de torrent en contrebas. Il éprouva un fort sentiment d’irréalité devant l’ampleur de la catastrophe. Ce n’était pas de l’indifférence, c’était plutôt la sensation d’un rêve absurde dont il allait sortir à un moment ou à un autre. Alexandre Garnier avait remarqué que pas mal de ses contemporains, désormais, réagissaient de la même manière. Une forme de déni, une des étapes du travail de deuil, paraît-il. L’expression l’agaçait, elle était réservée aux magazines de psychologie ou de développement personnel. Pourtant, il n’en voyait pas de mieux adaptée à la situation : il était en deuil du monde d’avant, en deuil de l’élégance des temps endormis, en deuil d’une civilisation dont les restes étaient emportés par cette crue démentielle rue de l’Odéon.

Alexandre Garnier, romancier, chevalier des Arts et des Lettres, est l’un des éditeurs chevronnés et essentiels de la très parisienne maison Les Grandes Largeurs. Il est aussi l’ami d’enfance du poète Adrien Vivonne, auteur plutôt confidentiel qu’il a contribué à faire connaître, tout en s’assurant fort mesquinement que son immense talent ne percerait pas trop au grand jour : car c’est depuis l’adolescence que la jalousie ronge le cœur d’Alexandre Garnier, sans qu’il se le soit toujours avoué, face à cet ami d’une insoutenable légèreté.

Alors que, conséquences désormais effroyables d’un réchauffement climatique trop longtemps traité à la légère, des tempêtes tropicales ravagent la France et le reste de l’Europe, alors que, conséquences tout aussi terribles d’un aveuglement politique néo-libéral s’étant si avidement accroché à ses prébendes, les « Dingues » du parti d’extrême-droite « de gouvernement » ont fini par prendre le pouvoir, pour le perdre largement aussitôt face à un phénomène d’éclatement à outrance, de « libanisation » d’un pays dans lequel des milices lourdement armées s’affrontent désormais dans le sang et les tripes éclatées à chaque coin de rue ou de départementale, ou presque, alors que, enfin, la Grande Panne informatique, préparée par une improbable alliance internationale de hackers jusqu’au-boutistes, n’est plus qu’une affaire de semaines, Alexandre Garnier, après un choc émotionnel curieusement salutaire, se lance sur les traces et dans la reconstitution biographique d’Adrien Vivonne, disparu des écrans et des radars une dizaine d’années plus tôt.

Confronté, durement, à la mémoire de ses lâchetés et de ses palinodies, passées voire encore présentes, Alexandre Garnier découvre, à l’arrache, dans les méandres d’une apocalypse de moins en moins rampante, sur le chemin du poète disparu, un ensemble de phénomènes étranges qui ne dessinent pas la voie d’une improbable rédemption, à ranger désormais sans doute du côté des illusions jadis confortables, mais bien la perspective d’un pouvoir performatif d’une certaine poésie, porte ouverte sur un fantastique utopique, joyeux et résilient en diable, dans les pires tourmentes pourtant imaginables.

Il continua sa lecture et se mit à transpirer. Que lui reprochaient ces poèmes ? Parce que c’était de cela qu’il s’agissait, d’un reproche entre chaque vers. Il se demanda s’il ne devenait pas fou. Un passage lui revint, un passage entendu ou lu, il ne savait plus, il y avait longtemps : « La poésie, tu sais, c’est souvent une question d’effet secondaire. Le poème cherche à dire une chose, et le lecteur en ressent une autre. C’est assez mystérieux, comme affaire. Ça n’a rien à voir avec un contresens, c’est juste une question d’angle. » Il chercha l’auteur, crut un instant entendre une voix dire ça, mais cela lui échappa presque aussitôt.

Avec un instinct de conteur et un sens de la mise en scène qui nous rappellent d’emblée que, sous certaines conditions de température et de pression de plus en plus rassemblées aujourd’hui, il n’y a plus parfois que l’épaisseur du blindage d’un véhicule policier ou militaire récupéré par telle ou telle milice qui nous sépare de (ou nous entraîne dans, naturellement) la guerre civile généralisée, de « Mad Max », de « Waterworld », des « Événements » de Jean Rolin ou de « La manière douce » de Frédéric H. Fajardie, l’ami historique auquel Jérôme Leroy trouve toujours moyen de rendre un discret hommage, comme aux résistants Georges Guingouin ou Roger Pannequin.

Il faut bien un formidable éclectisme orienté pour fondre ainsi une atmosphère puissamment délétère, ancrée dans les anticipations de John Brunner (« Le troupeau aveugle », 1972) ou de Harry Harrison (« Soleil vert », 1966), par exemple, et la transfigurer progressivement, en y incorporant en touches délicates, amoureusement travaillées page par page, le doo wop, Bruce Springsteen, Amy Winehouse, Christian Vander, Mazzy Star, Alain Tanner (oh, « Dans la ville blanche » !), Gérard Schlosser, Paul Rebeyrolle (oh, « Faillite de la science bourgeoise » !), ou même Breughel l’Ancien, en la construction vibrante d’une fantastique tentation de la poésie, conçue, défendue et racontée comme force performative, comme une véritable possibilité d’arrachée belle (comme l’écrirait ailleurs Lou Darsan), certes vulnérable mais profondément salutaire, comme un ferment indestructible, celui d’une ferveur littéraire vécue au quotidien, à Cérans-Foulletourte ou au bord du lac de Vassivière, dans les Alpes de Haute-Provence ou dans le Limousin, à bord d’îles grecques ou d’autres navires insulaires, vivante et défendue pied à pied par des librairies militantes et des médiathèques combattantes, bien loin des marbres, des ors, des chèques et des avidités ordinaires ailleurs si souvent consacrées.

Tout un pan de l’œuvre de Vivonne n’avait échappé et m’échappe encore. Cela ne fut pas le cas de tout le monde. J’ai trouvé dans les pages de l’exemplaire des Filles de Vassivière que j’avais récupéré chez Amélie une chronique de Jean-Claude Pirotte datée de février 2010, provenant d’un magazine de littérature où il tenait son Journal d’un Poète.
« On ne lit pas assez Vivonne. Il a connu des éditeurs parisiens qui ne l’ont pas bien traité, qui l’ont parfois saboté. Comme s’il avait fait, ce poète à petite valise de nomade sous-préfectoral, de l’ombre. Cette ombre, c’est sa joie solaire, sa nostalgie active qui est une insulte pour les âmes grises, les Marie-Antoinette ou les Talleyrand de l’édition qui comprennent que la poésie représentera un jour ou l’autre une menace pour leur boutique de receleur de falsifications, et au premier chef une poésie comme celle de Vivonne, qui s’épanouit loin des laboratoires.
Les Filles de Vassivière disent le bonheur des rivages, même les rivages perdus sur le plateau de Millevaches. Vivonne célèbre les corps qui se baignent dans des herbes hautes et il est l’Ulysse nu qui les contemple. Il les désire, mais il les désire pour leur raconter son histoire, pour se reposer un peu entre leurs seins nubiles. Vivonne sait – de quelle science mystérieuse ? – que l’eau du lac de Vassivière et toutes les eaux vives sont un passage plus qu’un miroir.
La grande affaire de Vivonne n’est même pas de remonter le temps, c’est d’en sortir comme on sort d’une maison qui s’effondre sur vous. Tout vieux lecteur que je suis, ce poète m’a donné, ce qui est rare, l’impression physique que c’était possible. Comme savent me la donner, dans des instants de grâce, certains vins très vieux du Revermont. Davantage encore, peut-être. À se plonger dans Les Filles de Vassivière, par moments, on voit cette porte au fond du jardin dont il parle si souvent. Il lui suffirait de quelques pas pour passer de l’autre côté, pour toujours. »
Cette chronique de Pirotte ainsi que le prix délirant proposé par le vendeur de Mort du tirage papier, ajouté à quelques autres signes sur lesquels je reviendrai, me donnent à penser que Vivonne est devenu lentement mais sûrement un auteur culte. Je n’aime pas ce mot, je n’en vois pas d’autre pour l’instant même si je pressens que quelque chose de beaucoup plus profond se joue dans les circonstances présentes, quelque chose qui pourrait faire d’Adrien Vivonne, malgré lui, un prophète.

« Vivonne » est ainsi peut-être avant tout, sous ses dehors apocalyptiques, un moyen privilégié de développer ce que veut dire – ou pourrait vouloir dire -, presque stricto sensu, « habiter la poésie ». Armand Robin, Jean-Claude Pirotte, André Hardellet, André Pieyre de Mandiargues, Jacques Réda, Léon-Paul Fargue, Edmond Jabès, Jules Laforgue, Arthur Rimbaud, Jean Follain, Franck Venaille, Daniel Biga, Valéry Larbaud, René Guy Cadou, ou encore Eugène Guillevic, que synthétise, au sens de la chimie organique, ou transmute, à celui de l’alchimie, la figure imaginaire d’Adrien Vivonne, ne seraient ainsi pas de simples compagnons de route, mais bien d’authentiques portails et catalyseurs vers une autre vie, vers la Douceur et le Détachement.

Il naît aussi, même si c’est peut-être un peu plus personnel, une joie particulière chez la lectrice ou le lecteur lorsque se produit chez une autrice ou un auteur que l’on suit et aime depuis longtemps ce que l’on pourrait appeler, en écho à un univers bien différent, celui d’Antoine Volodine, un « instant Terminus radieux » : ce moment magique où l’on voit tout à coup se rassembler pour renaître l’ensemble d’une œuvre, où les puzzles et les labyrinthes constitués par chacune des pièces et des couloirs qui précédaient se mettent à converger, en beauté et en puissance, pour nous offrir un texte en forme de somme provisoire et de sommet indiscutable. La faillite des politiques néo-libérales, les méandres de l’ordo-libéralisme et la montée inexorable des « Dingues » d’extrême-droite (« Big Sister » en 2000, « Le Bloc » en 2011, « L’Ange gardien » en 2014) viennent se heurter aux échappées rurales évoluant déjà à la lisière du fantastique (« Un peu tard dans la saison » en 2017),  les apocalypses armées (« La minute prescrite pour l’assaut » en 2008) épousent des trajectoires de collision avec les nostalgies argumentées (« Physiologie des lunettes noires » en 2010, « Les jours d’après » en 2015), pour ne citer que quelques-unes des ruelles multi-thématiques empruntées tour à tour par Jérôme Leroy, pour inscrire l’ensemble, ici et presque solennellement, donc, sous le signe de la poésie pure et de son pouvoir distinctif (« Le déclenchement muet des opérations cannibales » en 2006, « Un dernier verre en Atlantide » en 2010, « Sauf dans les chansons » en 2015, « Nager vers la Norvège » en 2019). Un roman fusionnant d’une manière rarissime nostalgie et engagement, chemins de traverse et positions à défendre, espoirs collectifs et moments personnels, à savourer longuement.

Les scènes de pillages en Picardie, et à Amiens en particulier, avaient fait le tour du monde. C’était devenu banal. La Californie était un incendie permanent et la moitié de la Hollande avait les pieds dans l’eau. On avait signalé des cas de choléra à Amsterdam. Garnier soupira, écouta la nuit : des hélicoptères tournaient, des drones bourdonnaient. Le futur selon John Brunner avait rejoint le présent.
Il se demanda ce qu’il ferait si les choses s’effondraient. Il estimait leurs chances de survie, à lui et à Sophie, pour le moins hypothétiques. Il faudrait quitter les villes mais pour aller où ? Et comment ? Il se sentit vulnérable, pataud, maladroit. Il ne savait rien faire, à part lire des livres, et autrefois, en écrire. Il était incapable de bricoler, il n’avait aucune idée de la manière de cultiver un potager, il ne savait pas se battre… À part nager à la piscine Saint-Germain une ou deux fois par semaine, il ne faisait pas de sport et, même s’il se forçait à ne pas prendre l’ascenseur pour monter chez lui, au troisième, il avait le souffle de plus en plus court.
Il s’étira, se massa les épaules, il commençait à avoir mal partout alors que ce n’était jamais que la deuxième nuit qu’il passait à la dure. Et encore, à la dure… Il commença à faire la liste, parmi ses amis et connaissances, de qui aurait le plus de chances de survivre encore un peu en cas de catastrophe généralisée. Ils avaient tous des résidences secondaires, comme lui, mais que ce soit dans le Luberon ou sur la côte normande, dans le Morvan ou l’arrière-pays niçois, c’était comme sa maison de Trouville : rien n’y était conçu pour affronter une fin du monde en règle.

Jérôme Leroy - Vivonne - éditions de la Table ronde
Hugues Charybde le 16/02/2021

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Jérôme Leroy