L'AUTRE QUOTIDIEN

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“Je veux dire le fantôme”, excellente monographie d'Amandine Urruty par Pacôme Thiellement

En proposant une vision argumentée de l’œuvre d’Amandine Urruty, Pacôme Thiellement fait assez fort en nous incitant à trouver notre propre vision pour y déambuler, entre mystère et effroi. Grand choc !

Amandine Urruty - Luxuria

Je n’oublierai jamais le jour où j’ai vu pour la première fois une exposition d’Amandine Urruty. C’était le mercredi 14 mars 2018, à la galerie Arts Factory, pour le vernissage de « The Party ». Je suis arrivé très tôt dans la serpentine rue de Charonne, afin de ne croiser personne et pouvoir contempler seul ces immenses dessins noir et blanc aux cinq millions de nuances de gris que je n’avais pu entrapercevoir initialement que sur les réseaux sociaux. Et soudain, ils étaient là : tous les enfants inquiétants ; tous les animaux bizarres ; tous les esprits des fêtes de Noël qui furent jamais. 


Ce n’était plus une galerie. C’était plutôt, comme son nom l’indiquait, une fête : moitié goûter d’anniversaire, moitié enterrement. Une fête qui aurait dégénéré en sabbat de sorcières un après-midi de printemps... On y déambulait entre les petites filles aux truffes de chien, les peluches vivantes, les personnages de dessins animés, les masques de films d’horreur qui avaient pris vie, les maisons de poupée, les échelles, les escaliers, les murs de briques, les bocaux, les couteaux, les châteaux, les cochons, les saucisses, les œufs et les crottes. Les dessins d’Amandine Urruty se rapprochaient des Wimmelbilderbücher, ces livres pour enfants pleins à craquer de détails qui stimulent la curiosité du jeune lecteur, son désir de chercher où est Charlie. Sauf que, dans le cas des dessins d’Amandine Urruty, on n’était pas sûr de vouloir le trouver. Ou alors il aurait fallu le trouver avant qu’il ne nous trouve. Et ne nous dévore. 

Amandine Urruty - First Fruits

Carnaval correspond initialement au cycle annuel allant, en gros, de Noël au Mardi gras : cycle qui sépare le moment où les morts débarquent dans notre monde de celui où ils retournent dans le leur. On trouve dans l’Historia ecclesiastica du moine Orderic Vital (XIIe siècle) le récit d’un jeune prêtre de l’Église de Bonneval, Walchelin, qui semble préfigurer les fêtes de carnaval de tous les siècles suivants. Le 1er janvier 1091, après avoir assisté un malade dans son agonie, Walchelin voit une procession nocturne menée par Hellequin – futur Arlequin de la commedia dell’arte – alors armé d’une massue monumentale et suivi d’une immense armée d’hommes vêtus de peaux de bêtes et munis de soufflets dans laquelle le prêtre peut reconnaître plusieurs personnes récemment décédées. Ils sont suivis de personnages minuscules aux têtes énormes et de femmes échevelées, sexuellement excitées. Interrogeant une de ces femmes, Walchelin apprend que cette « Mesnie Hellequin » (c’est le nom qu’on lui donnera au Moyen Âge, mesnie voulant dire maisonnée ; il s’agit donc de la procession de la maison Hellequin) est le cortège des âmes errantes en quête du paradis. Mais il y a quelque chose d’anormal. Ce qui est anormal, c’est que, comme dans les tableaux de Bosch, les morts ont l’air de s’amuser. Les âmes errantes font la fête. 

Jérôme Bosch - The Garden of Earthly Delights

On sait à quel point l’hypothèse de Wilhelm Fraenger (à savoir que Bosch ferait partie des adamites, une communauté de Sans Roi du Nord de l’Europe qui rejetait le travail et pensait que l’activité sexuelle, libérée des liens du mariage, permettait à l’homme de vivre à nouveau dans le jardin d’Éden) fut froidement accueillie par les historiens de la peinture qui tiennent à conserver Bosch cloisonné derrière les barreaux du christianisme le plus orthodoxe. Reste que la joie boschienne de peindre, non seulement les saynètes sexuelles en nombre du Jardin des délices, mais aussi toutes les figures comiques et grotesques de ses représentations de l’enfer, laisse imaginer chez le peintre une affinité pour la fête qui interdit de réduire son activité picturale à la simple condamnation des âmes pécheresses. Peut-être que toute fête, comme dans les peintures de Jérôme Bosch et les dessins d’Amandine Urruty, est la fête des âmes errantes. Et peut-être que, dans toute fête à laquelle nous nous rendons, il y a également des morts qui s’y invitent ; et cette fête leur appartient bien davantage qu’à nous. La Mesnie Urruty est la procession des enfants, des animaux et des morts, mais aussi celle des coquilles brisées et de la coprésence systématique de la nourriture et de la merde. Carnaval est toujours représenté par des personnages qui pètent. Et ce pet est une image à l’envers du souffle, de la pneuma, de l’âme – d’où la présence de beaucoup d’aliments flatulents. Ce n’est donc pas gratuit de retrouver des flageolets sur T-Rex d’Amandine Urruty. La fête est le moment où il ne s’agit plus d’idéologie esthétique, soit d’une division entre bon et mauvais goût, mais de la réversibilité de ceux-ci.

On pense aussi à cet étrange rituel de Carnaval où les enfants de chœur, le 28 décembre, chassent les prêtres de l’église. Dans une lettre à Gassendi datée de 1645, Neuré le décrit : « Ils se revêtent d’ornements sacerdotaux, déchirés et tournés à l’envers ; ils tiennent dans leurs mains des livres renversés dont ils ont ôté le verre et auxquelles ils ont agencé des écorces d’orange ; ils soufflent dans les encensoirs qu’ils tiennent en leurs mains et qu’ils remuent par dérision, se faisant voler de la cendre au visage et s’en couvrant la tête les uns les autres ; tantôt ils marmonnent des paroles confuses, tantôt ils poussent des cris aussi fous, aussi désagréables, et aussi discordants que ceux d’une troupe de pourceaux qui grognent… » 

Amandine Urruty - Wunderkammer

C’est ce renversement qu’on retrouve dans les dessins de « The Party » : un monde où les enfants ont pris le pouvoir sur les adultes. Mais c’est aussi un monde où les Muppets, les Crados, les personnages de dessins animés et les figures de films d’horreur occupent la place des grandes figures mythologiques. Pennywise, Chewbacca, Humpty Dumpty, les Télétubbies, Kiki, Alf, Miss Piggy, Pluto, Jabba the Hut, Gizmo, Slimer, Stay Puft Marshmallow Man acquièrent la place des dieux et démons des temps passés. C’est lorsque Carnaval a été chassé de la société occidentale que l’imaginaire fantastique s’est imposé. Alors que les fêtes qui marquaient la réversibilité des principes du haut et du bas disparaissaient les unes après les autres du calendrier des temps modernes, du XVIIIe au XXIe siècles, l’imaginaire fantastique a pris en charge la monstruosité, l’animalité et le surnaturel. Moins les hommes se sont eux-mêmes métamorphosés, plus leurs images se sont extériorisées ; plus elles ont acquis une autonomie et les ont visités comme des figures effrayantes. Le déploiement du récit terrifiant n’est rien d’autre que la compensation de l’absence de Carnaval. 

Pacôme Thiellement le 12/02/2021
Pacôme Thiellement - Amandine Urruty, je veux dire le fantôme - Éditions de l'Éclisse