Sandra Moussempès dévoile la Photogénie des ombres peintes
Traque intense de mystères et d’évanescences, la poésie de Sandra Moussempès déployait déjà ses motifs subtilement questionneurs de certitudes, il y a plus de dix ans.
j’aimerais croire aux lents reflets d’une fiction cosmique
ou bien t’enfermer dans ce lieu rendu inabordable
selon toute vraisemblance, un visage reste caché derrière la porte
c’est une cohérence toute neuve qui s’offre dans un paquet à dénouer pour des fins heureuses
la dérive naturelle du mouvement s’inscrit dans un projet de vie commune
avec comme guest-stars les 2 sujets recto verso
un ricochet prêt à forer ce qu’il reste de nature
une anguille hermaphrodite élucidant le pamphlet sur la condition féminine
& ses mirages
entrant dans une transe phénoménale ils se prétendent « sexuellement envoûtés »
avant d’argumenter sur tout ce qui est contenu dans une phrase
C’est en 2009 que Sandra Moussempès nous offre ce septième recueil publié, le troisième dans la collection Poésie de Flammarion, après « Vestiges de fillette » (1997) et « Captures » (2004). Comme dans le recueil précédent, et à nouveau d’une manière pourtant sauvagement différente, la poétesse élabore soigneusement des munitions perforantes et des mécanismes rusés d’envoûtement, qu’il s’agit de tester profondément et de bien connaître, lorsque son art la conduira, plus tard, au fil d’un cheminement qui emprunte au conscient comme à l’inconscient, vers les recueils plus tardifs qui ont tout de multiples désenvoûtements fantomatiques et sonores d’une sorcellerie capitaliste et patriarcale qui ne dit que bien rarement son nom véritable, à l’image de « Acrobaties dessinées« (2012), de « Sunny Girls« (2015), de « Colloque des télépathes« (2017), de « Cinéma de l’affect« (2020) ou encore tout récemment de « Cassandre à bout portant » (2021), en forme de précoce apothéose.
je peux être cruelle
avec ces deux ombres peintes
vue de dos,
le corps appuyé semble-t-il légèrement contre le dossier de l’homme :
« elle souffrait de sa cheville »
c’est une façon de percevoir des amants ou d’autres choses inaccessibles (à l’œil nu) dans un parking souterrain : des éclats de film noir imprimés sur les murs
le dernier mot – coïncidence – se réduit à la façon dont la voix s’exécute, possède une rythmique propre, en avançant vers la surface
s’abstraire poserait la question de l’apnée
Il est réellement fascinant, en entreprenant ce voyage légèrement à rebours, mêlant le tout récent au nettement plus ancien, dans l’œuvre d’une artiste bien vivante et agissante (on notera encore, il y a quelques semaines seulement, sa superbe contribution au recueil collectif « Lettres aux jeunes poétesses »), artiste dont chaque performance vocale et sonore, en lecture musicale, semble pouvoir instantanément réveiller quelques démons nécessaires de la langue et du songe, de ressentir chaque recueil pour ce qu’il est, mais aussi pour la manière dont il s’insère, en coins et recoins, dans un édifice qui n’a pas besoin, évidemment, d’avoir été entièrement pensé à l’avance.
On est ici vite conquis par la puissance inquiète des titres et des intertitres qui rythment le recueil en orientant subtilement chacun des textes : une « question de perception » s’effaçant vite devant une « exploration des voix naturelles et sollicitude », une « cosmétologie des disparitions » cédant la place à « une illusion sérigraphique », avant que la « divergence des mondes simultanés » ne produise ses effets, puis que de « petites déconstructions en garde corps » ne prennent le relais, et qu’une « biographie des idylles » puisse enfin se déployer pleinement.
Comme peut-être la Suzanne Doppelt de « Vak spectra », de « Rien à cette magie » ou de « Meta donna », mais d’une manière pourtant bien différente, Sandra Moussempès traque pour nous des mystères et des évanescences, soumet des schémas relationnels, les enthousiasmants comme les délétères, au crible du songe analytique et du rêve passionné, scalpel de l’écriture toujours à portée de main, parcourt des possibles, des dits et des non-dits, pour révéler le petit dissimulé dans le grand, comme sa proposition inverse, heureusement.
ils tissent un lien entre ses mains
à rendre à l’observatrice en quête de sens
elle est la préférée, poursuivie dans un tunnel à ciel ouvert
à partir du même projectile (une femme par nuit, jamais plus) se trace un contour déjà existant
sous une pluie complémentaire
aphoriser cet homme en canyoning
monter ou redescendre les gorges, il suffit d’un schéma simple, une forme controversée
pour tout diagramme ultérieur, sans attendre l’excitation d’une visite
– ou mensonge –
Aux détours de quelque jardin japonais, où d’étranges bifurcations sentimentales, physiques et psychiques se nouent et se dénouent, Sandra Moussempès sait toujours cerner, sous ses multiples déguisements, une mesquinerie à détruire, un faux-semblant à identifier et extirper. D’une poésie tout aussi clinique que généreuse, portant son fer doux là où cela pourrait bien faire mal, au cœur des illusions de chacune et de chacun, « Photogénie des ombres peintes » se vit à plus d’un titre comme une annonce, qu’il ne s’agit certainement pas de fuir, mais bien au contraire d’embrasser, de développer et de chérir, hier comme aujourd’hui – et demain.
ces filles distillées, disaient-ils
cela coule de source
pour la même incartade aux vertus sous jacentes
(une respiration venue du centre)
– vasque remplie de larmes de rapaces –
tu comprendrais ajoutait-elle à sa lettre qu’assise
on ne peut rien : je maintiens ce que j’ai fait, je maintiens
barrant le passage d’une fine clôture
puisque la nature des natures prête à confusion
les ordres des survivants
(étaient les suivants)
Hugues Charybde le 14/12/2021
Sandra Moussempès - La Photogénie des ombres peintes - Flammarion
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