A quai sans ticket, Lazare attend par James Morrow
Enfin la véritable histoire du Lazare biblique, de ses amies et de ses amis, à travers quelques siècles, de l’Église des premiers temps au New York bariolé de 1962. Un grand moment farceur et fou de vertige philosophique et historique.
Le vil et vindicatif Marullus, préfet de Judée, était résolu à nous détruire, les trois Maries et moi, nous avons donc réglé nos affaires, acheté des chameaux et, après avoir passé une délicieuse nuit d’été à camper près de la porte de Joppé, à dormir difficilement sous une fresque ombrée par la lune, nous nous sommes glissés hors de Jérusalem à l’aube.
Quatre ans plus tôt, pendant la célèbre année 33, le prédécesseur de Marullus, Ponce Pilate, avait exécuté le rabbin dissident Jésus de Nazareth – sans désordre, sans fanfare, rien qu’une petite crucifixion de plus sur les collines au-delà de la cité. Peu après être entré en poste, Marullus avait décidé qu’il pourrait gagner la faveur du nouvel Empereur, l’infect Caligula en éliminant ce qui restait de l’entourage de Jésus. Donc, les Maries et moi n’avions pas d’autre choix que de fuir si nous ne voulions pas à notre tour pendre sur des croix romaines comme des peaux de bœuf au soleil, à suffoquer lentement en priant Yahvé pour une mort rapide.
Comment conter la véritable histoire de Lazare, activiste juif palestinien sous la férule de l’Empire romain, contraint de fuir en catastrophe sa terre natale pour échapper à l’arrestation et vraisemblablement à la crucifixion qui guette le plus souvent les rebelles comme lui, en compagnie de Marie, la mère de son ami d’enfance Jésus (qui, lui, n’a pas pu échapper à la police de Ponce Pilate), de Salomé aux réputés talents de danseuse et de Madeleine, ex-compagne dudit Jésus, qui se pique de divination et de sorcellerie ? Comment prendre en compte leur rencontre à point nommé avec un androïde égyptien, mécanique à tête remarquable de crocodile sacré, construite par des visiteurs venus d’un lointain futur, et par là même gardien d’un fier navire déchronologique ? Et comment faire entrer cette étonnante histoire en résonance avec l’humour juif new-yorkais des années 1960, avec la production de films classés X à vocation religieuse, avec la destinée de l’empereur Constantin et avec le concile de Nicée devant trancher dans le vif ce qu’il fut plus ou moins convenu d’appeler la querelle de l’arianisme ? Voici exactement le genre de défis qu’aime à relever, pour notre plus grand plaisir, le grand James Morrow, qui n’a jusqu’ici jamais reculé devant les vertiges théologiques et philosophiques assortis de l’impérieuse nécessité de mêler étroitement la farce somptueuse, l’humour pince-sans-rire et le vertige de la pensée spéculative : après notamment le parcours détaillé des conséquences de la mort de Dieu, et de la lourde chute de son cadavre de sept kilomètres de long dans le golfe de Guinée (« La trilogie de Jéhovah« , 1994-1999), l’équation curieuse de l’obscurantisme et des Lumières à travers les ultimes soubresauts d’une profession un peu particulière (« Le dernier chasseur de sorcières« , 2003), la découverte d’un programme américain d’étonnantes armes de destruction massive, amphibies et cracheuses de feu, alternatives à la bombe atomique, dans les derniers mois de la deuxième guerre mondiale (« Hiroshima n’aura pas lieu« , 2009) ou encore la conception en roman d’aventures haut en couleurs de la quête de l’origine des espèces (« L’Arche de Darwin« , 2015), voici donc le magnifique « Lazare attend », publié en 2020 et traduit en 2021 par Sara Doke chez Au Diable Vauvert.
Bien qu’on puisse considérer le fait d’avoir été ressuscité par Jésus-Christ lui-même comme l’expérience la plus importante d’une vie, ce n’était pas le cas de Larry Ben-Zarus de New York city, connu sous le nom de Lazare de Béthanie dans la légende et les mythes. Car le miracle en question, si miracle il y a eu (Larry en doutait), marquait le début de ses aventures, un voyage qui l’avait finalement amené à la cuisine de l’enfer de Manhattan en l’an 1962 de notre ère, aussi loin de la Palestine d’Hérode Antipas qu’un Juif du premier siècle pouvait espérer naviguer sans devenir fou.
Né prince, circoncis par le meilleur mohel de Judée, élevé par des parents aimants et gâté par deux sœurs aînées (qui le considéraient comme leur poupon de chair et de sang), il était arrivé à New York sous la forme d’un homme séduisant et athlétique de quarante-trois ans, la peau olivâtre brûlée par le soleil de la Méditerranée et tannée par les embruns saumâtres qui avaient salé ses voyages. Au début, le maelström de Manhattan l’avait submergé, catapultant son esprit dans des milliers de directions à la fois. À chaque fois qu’il s’aventurait dans les rues tapageuses, il retournait invariablement se coucher pour passer le reste de la journée à pleurer, vomir et étouffer. Mais, avec le temps, il avait fini par assimiler ces innombrables assauts de sa santé mentale – les chariots autopropulsés, les torches dépourvues de flammes, les escaliers mouvants, les bâtiments plus hauts que la Tour de Babel, les caravanes souterraines fonçant à travers des tunnels sombres – et ces phénomènes étaient devenus des sources d’émerveillement et de plaisir.
Il y a un savoureux vertige à éprouver lorsque l’on se penche, avec les historiens et avec les philosophes, sur les moments de naissance des religions, lorsque le récit se mythifie et s’arme d’un clergé, quelle que soit la nature exacte de celui-ci. Un profond sentiment de doute raisonné et d’émerveillement quelque peu tragique peut aisément nous étreindre face à ces myriades de petites causes aux grandes conséquences, à ces vacillements dans lesquels le hasard semble prendre une place surabondante, à ces storytellings décomplexés qui engendreront (ou non), plus tard, des millions de fidèles ou bien davantage. Marc Paillet, à côté de ses huit superbes enquêtes « policières » conduites par deux missi dominici de Charlemagne, nous avait brillamment offert en 1997 son « Remords de Dieu », roman fantastique qui revisitait justement l’Église des premiers temps chère au professeur et cardinal jésuite Jean Daniélou, presque vingt ans avant « Le Royaume » d’Emmanuel Carrère, et l’on connaît la tragique destinée des « Versets sataniques » (1988) de Salman Rushdie, qui se penchait avec une gouaille irrévérencieuse sur les premiers temps de l’Islam.
Mêlant avec un brio incroyable le détail historique minutieux et l’inventivité débridée du stand-up, James Morrow inscrit soigneusement son récit dans le registre de la farce à géométrie variable, multipliant les sauts de langage, les surprises issues de l’oralité, les coqs-à-l’âne apparents, les rapprochements révélateurs et les démonstrations par l’absurde, en une langue spécifique que la traduction de Sara Doke rapproche parfois joliment de ces autres vertiges que l’on doit à Pierre Senges (Cendres – Des hommes et des bulletins, 2016), pour forcer en nous, entre tragédie et comédie, une réflexion indispensable sur la manière tortueuse dont les « grands récits » idéologiques et politiques, religieux et économiques, sous couvert le plus souvent de tout autre chose, bataillent pour s’imposer au monde.
Marie de Nazareth bondit de son tabouret, frappa la table de sa main comme si elle voulait tuer un moustique. « Emmène-moi à Athanase immédiatement, que je puisse dénoncer cette absurdité et lui mettre mon poing dans la gueule.
— Après quoi je lui donnerai un coup de pied dans les figues, ajouta Salomé.
— J’aimerais bien le frapper aussi, insista la Madeleine. Quand partons-nous ?
— Demain matin avec la marée. Comment va ton stock de champignons ?
— J’en ai reniflé un plein sac le mois dernier.
— Splendide ! dis-je en vidant le reste de mon vin. Là où nous allons, l’exégèse sera abondante mais l’extase sera rare.
Hugues Charybde le 19/10/2021
James Morrow - Lazare attend - éditions Au Diable vauvert
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