" La Dette publique c'est mal" et autres bouffonneries ramenées à leur statut drolatique
Une salutaire bouffée d’antidote, aussi drôle que tragique, à la mise en coupe réglée du langage de la « grande économie » déclinée dans nos vies quotidiennes, au service d’une domination sans partage d’élites repues dont la boutonnière craque.
– La dette publique en littérature ? C’est complètement baroque comme idée.
– Complètement : la preuve.
Cette superbe et déroutante bribe ou esquisse de dialogue placée en exergue du « Ministère des contes publics », publié en septembre 2021 chez Verdier, donne d’emblée le ton à la fois très sérieux et très joueur de cette nouvelle incision pratiquée par Sandra Lucbert dans la domination perverse du langage réputé usuel par le capitalisme polymorphe contemporain.
On sait les puissances hypnotiques de la langue. Capable de paralyser la volonté ; de tout faire faire et accepter. Rien d’étonnant par conséquent à ce que le langage économique puisse ainsi nous frapper d’impuissance. Ses énoncés opaques nous rapetissent à proportion qu’on n’y entend rien – on nous dit l’endettement-atteint-120-%-c’est-très-grave, aussitôt nos paupières se font lourdes, nos muscles gourds et nos langues collées.
Comme elle l’avait pratiqué de façon très directe dans « Personne ne sort les fusils » (2020), en exposant à la lumière du procès France Télécom les présupposés les plus immondes de la langue managériale vulgaire, au plus haut « niveau », comme elle le sous-entendait déjà auparavant, de plus d’une manière, en pointant affectueusement certains tics de langage déjà délétères d’une jeunesse culturelle en plein flottement (« Mobiles », 2013), ou en démontant plus agressivement les manipulations autorisées par les nombreux dialectes issus des univers mélangés des start-ups et de l’art contemporain mécanisé (« La toile », 2017), Sandra Lucbert, dans ce « Ministère des contes publics » publié chez Verdier en septembre 2021, s’attaque en beauté et en efficacité au vaste storytelling néo-libéral ayant d’abord infiltré puis conquis sauvagement et sans faire de prisonniers la parole publique, politique et médiatique, permettant in fine toutes les coupes possibles et imaginables dans le vivre-ensemble des moins nantis au nom d’une mystérieuse divinité agissant en mode automatique total, à savoir la dette des pays, incarnation du Mal absolu et de l’absence de vertu.
Ce que Zeus avait fait pour nous rendre capables, le capitalisme n’avait qu’à le défaire. Il suffisait d’y travailler – dans un esprit socratique. Bien faire entrer par les oreilles le sentiment de l’impuissance.
Je pense à ces pochettes de vinyles, un Jack Russell terrier, museau tendu au pavillon d’un gramophone : « La voix de son maître ». Du bon gouvernement de l’animal.
Zeus démis par un tourne-disque.
« Le véritable ennemi c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone », dit Orwell. Pour conduire les humains à renoncer à leur faculté politique, il a suffi d’une musique d’ambiance. Depuis, on a sophistiqué le procédé, mais le principe n’a pas changé – porté à la puissance : l’ambiance est désormais stéréophonique, les chaînes d' »information » sont continues. Parmi les morceaux qui nous tympanisent quotidiennement, LaDettePubliqueC’estMal est un incontournable. Succès tellement inusable qu’il a fini par dépasser sa condition de musique d’ascenseur. On n’en fait plus seulement un fond sonore, son air est devenu premier – il musique éditos, débats, chroniques.
En jouant avec une immense habileté à la fois de scènes médiatiques captées dans les creux parfois involontaires, malgré tout, de la communication permanente des élites à destination de leurs sujets, et en y insérant une lecture psychanalytique exhumant les actes manqués, les lapsus révélateurs et les rêves délétères qui y sommeillent plus ou moins paresseusement, et en mobilisant avec brio « Alice au Pays des Merveilles », Sandra Lucbert régénère et actualise la sinistre gouaille des banquiers et dirigeants jadis si savoureusement mis en scène (et en vers) par le Frédéric Lordon de « D’un retournement l’autre » (2011), et nous offre, en 120 pages de petit format, une décidément salutaire bouffée d’antidote, urgent, à la mise en coupe réglée du langage, remplaçant à force les cerveaux complexes par des moelles épinières simplifiées résignées à TINA. Le langage de la domination est arrogant ou insidieux, pervers ou détestable, mais il percole à gros bouillons dans nos quotidiens et dans nos vies : le cerner dans ses automatismes, le saisir dans ses clichés et ses fausses évidences, c’est se donner des moyens supplémentaires de combattre, et c’est ainsi que ce « Ministère des contes publics » est particulièrement précieux.
On se souvient de Yanis poignardé, demandant à Michel : Mais qui êtes-vous ?
On se souvient de Michel réjoui, répondant à Yanis : Moi, en vrai, je n’y connais rien.
On se souvient de Michel masque tombé, affirmant sous les flashs : La Grèce devra accepter la discipline.
On a vu Gérald, Édouard, Jean-Marc, Jean-Claude, François et Pierre jouer à la démocratie – la verrouiller en spécialistes.
On a vu Gérald, Édouard, Jean-Marc, Jean-Claude, François et Pierre échanger leurs places – répéter, pénétrés : LaDettePubliqueC’estMal. À tour de rôle et de mobilier.
Une chose est sûre, ces gens s’amusent. Énormément.
À quoi jouent-ils qui soit si formidable ?
D’abord à régner, à régenter la vie des autres – et quelle jouissance en soi. Mais il y a plus. En plus du règne, il y a la manière. Une manière de parler qui est dilatation, certitude complète, légitimité indubitable et rayonnement d’être empli – en disant sa partie. Une façon de discours qui donne une dimension, qui donne de l’extension. Un plus-de-jouir : toute une hypertrophie dont on peut se pétrir en plus de commander.
Ce supplément est détachable ; c’est là le propre des sociétés bourgeoises. Le plus de la pose sans le jouir du règne, tout bourgeois peut s’y adonner. Il peut prendre les mines, les parlures, les postures : alors son corps se leste – tonus moral, dit Durkheim.
Ce jeu s’appelle PFLB.
PourFaireLeBourgeois, sous sa forme chimiquement pure, est un jeu par et pour les bourgeois qui ne gouvernent pas. Un jeu d’imitation : fait pour les entendus, qui pourraient gouverner. Un jeu métonymique : qui donne les attributs pour la chose même. À discourir d’importance comme Gérald, Édouard, Jean-Marc, Jean-Claude, François et Pierre : la partie pour le tout, vous voici à Bercy, dans l’hémicycle, à l’Élysée – la Seine, l’Assemblée, le pays à vos pieds.
Voilà la force particulière des gouvernements à l’époque bourgeoise : tout se passe comme si chaque bourgeois pouvait participer – en imagination.
Hugues Charybde le 25/10/2021
Sandra Lucbert - Le ministère des contes publics - éditions Verdier
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