Andreas Becker, Alcool mon amour
Inattendue, la prose poétique ramifiée et inventive, cruelle et tendre, de la maladie alcoolique.
Les pastis, les vins rosés, les bières, les toilettes, les vomissements dans les toilettes, les allers, les retours, le troquet, le supermarché, le caviste, y en a partout à boire, on est sauvé, partout. Ensuite, oui, je sais, je suis tombé du banc public, ça oui, je sais, je sais, et ensuite plus rien, plus rien de l’ambulance, du studio de chez moi où j’ai mis le feu, rien de l’hôpital, supermarché, caviste, foire aux vins, bar café son zinc, ambulance, gyrophare, promotion, et moi, moi là-dedans, sevrage, perfusion, Valium double dose, pyjama en papier bleu, Assistance Publique, carte vitale, chambre 17, ce n’est pas la première fois, je connais.
Pardon, pardon, je pleure pardon. Je suis crétin mauvais, baigné d’alcool et de sueur.
L’alcoolisme, dans toute sa crudité de maladie potentiellement mortelle, socialement et physiquement. L’alcoolisme dans toute son aveuglante clarté hospitalière, loin du charme jazzy des apéritifs sous le soleil et des cocktails en lumière tamisée des innombrables incitations à la consommation qui frappent comme des balles perforantes, toujours et partout, celles et ceux pour qui alcool ne pourra jamais rimer avec modération.
Les répétitions, je les connais, je n’ai plus assez de mots, je cherche, je m’applique, mais la langue, je veux dire que.
En inventant, pour les placer au centre d’une mise en scène somptueuse et violente, les personnages alcooliques de Valentin et de Jeanne, centre où ils seront rejoints lorsque nécessaire par l’épouse sobre Claudia et par le médecin Michel, à partir de la parole brute de témoignage issue d’un atelier d’écriture à haute intensité, Andréas Becker nous offre à nouveau une tranche improbable de poésie brutale et tendre. Comme il avait su créer successivement, en puisant dans des vies réelles, ré-imaginées ou mises à distance, les langues du viol à répétition, mental et physique (« L’effrayable », 2012 – écoutez ici Denis Lavant s’emparer de ces mots-là), de la folie douce obsessionnelle (« Nébuleuses », 2013 – écoutez ici Brigitte Mougin nous en donner toute la substance orale), de la culpabilité travaillée au cœur (« Les invécus », 2016) ou même de la sanglante genèse d’un tueur en série pas comme les autres (« La castration », 2020), il assemble et dote d’une folle justesse une nouvelle langue indispensable, celle de l’addiction vécue sous plusieurs de ses facettes, langue extrêmement cruelle et pourtant sauvagement tendre : « Alcool Mon Amour », publié aux éditions d’En Bas en octobre 2021, septième roman de l’auteur d’origine allemande, marque une sérieuse pierre blanche au sein d’un édifice littéraire de plus en plus impressionnant.
Je fabule, je me rafistole, je brise entre mes bras de forçat une ville de carton. C’est cinoque maboul, c’est névrose et perversion, une ville réelle avec des biographies dedans, avec des chiens qui aboient maladifs entre les poubelles, les balais- brosses, l’eau qui coule à l’envers dans le caniveau remontant des collines, crachée par des égouts vers des balayeurs vert fluo et qui rient comme je ris, je t’entends, toi l’eau qui coule dans le caniveau, et les balais-brosses de leurs voiturettes qui caressent les trottoirs, peau nue contre peau nue, dans le glouglou des canalisations.
Sous le signe terrible de l’abréviation hospitalière « OH », il a fallu un talent immense à Andréas Becker pour agencer lucidité et confusion, regard clinique et pente psychotique, tendresse et imprécation, espoir et désespoir, delirium tremens et ascèse bien comprise, obstination et compulsion, pour transformer la parole extraite et transfusée (on songera peut-être au remarquable travail de Perrine Le Querrec dans son « Rouge pute » à partir du témoignage de femmes victimes de violences conjugales) en une poésie paradoxale et perfusée, rude et puissante, pour donner un tout autre sens qu’à l’habitude à l’expression « paroles d’ivrogne ».
Je m’appelle Jeanne. Jeanne Saint-Georges. J’aime l’alcool, j’ai toujours aimé l’alcool, je l’aime d’un respect prudent et de loin, de très loin. J’avoue, je n’ai rien à cacher, je n’ai plus rien à cacher, c’est terminé. Oui, je l’aime, l’alcool, je l’aime mais sans passion, et pourtant, quand il me fait un clin d’œil, je me dis que je retournerais bien dans ses bras. Je n’ai pas oublié les heures de folie que nous avons partagées, je n’ai pas oublié l’amour que nous avons fait, je n’ai pas oublié les caresses, je n’ai pas oublié nos disputes, nos luttes, je n’ai pas oublié la fin douloureuse.
Je n’ai rien oublié. Rien. Alcool Mon Amour. Oui, c’était ça, pendant des années, et maintenant, c’est fini. Les vieilles amours, un moment donné, c’est bon, on tire un trait, et on est soi-même étonnée que ce soit fini et que la vie soit belle. On y pense, parfois avec un peu de nostalgie, et on passe à autre chose. Je ne bois plus depuis, attends cocotte, faut compter, depuis deux ans, dix mois et vingt-trois jours. Nous nous aimons platoniquement, l’alcool et moi, d’un amour chaste et fané comme des vieux amants qui se retrouvent et se demandent ce qu’il y avait de si passionnant entre eux.
Comme Phyllis Yordan dans « My America » et dans « First Nation », Andréas Becker introduit avec force sa poésie bien particulière et son inventivité langagière là où on ne les attendrait pas a priori : après avoir creusé au plus intime avec l’histoire de sa propre mère souverainement transfigurée (« Ulla ou l’effacement », 2019), après avoir donné des voix ô combien surprenantes à des gueules cassés de la première guerre mondiale issues d’archives photographiques miraculeusement exhumées (« Gueules », 2015), le voici qui emprunte avec ferveur les mots vécus par les patients, complices et désormais amis pour en extraire une saga sauvage à plusieurs voix, entre secours hospitalier, déchéance physique, déambulation parisienne mortifère, mur de soi et des autres, pour se démarquer radicalement d’un certain romantisme historique de la maladie alcoolique, celui qui hante les silhouettes emblématiques et pourtant si trompeuses de Charles Bukowski ou d’Antoine Blondin, et de leurs personnages, celui des « Barfly » et des « Leaving Las Vegas », pour revenir marquer de près le démon doucereux avec lequel Stephen King, en l’ayant partiellement exposé et conjuré dans « Shining » et ailleurs, confessait sa propre bataille au détour de son « Écriture », le démon qui anéantissait un certain consul au-dessous du volcan, en résonnant avec les cris muets de Francis Bacon, les virevoltes décisives et poignantes de Gherasim Luca ou l’« ombre de ton chien » de Jacques Brel : ces touches d’écho à la discrète présence dans « Alcool mon amour » viennent comme sublimer le matériau tragique, audacieux et pourtant toujours capable de porter l’humour profond, contre vents et marées mortifères – et c’est aussi ici, dans cette capacité à faire poésie et sens à partir du matériau de prime abord le plus improbable, que l’on reconnaît une certaine marque des « grands » en littérature. Andréas Becker nous prouve chaque année un peu plus qu’il en fait bien partie.
Des ambulances passaient. Une infirmière fumait sous le clin d’oeil d’un médecin urgentiste, un petit soleil jaunasse perçait les nuages de novembre. Sur les affiches publicitaires s’exposait une bouteille de vin rosé bien frais entouré d’une famille heureuse. À côté, trois mètres sur quatre, les publicitaires misaient sur le sérieux des travailleurs dans une distillerie. Le bonheur écossais du whisky. Le père de famille au cognac. La fête, les jeunes, les bières aromatisées et extra-intenses, se saouler au plus vite et s’amuser, vive la jeunesse. Les belles femmes, les beaux mecs, le champagne. L’âme russe, la vodka. Le carnaval, le Campari. Tout était bon à consommer, prévenait le ministre. A consommer. Avant d’ajouter l’excuse fallacieuse : avec modération. Toujours les mêmes slogans, les mêmes mots : famille, plaisir, légèreté, joie.
Les directeurs de pub dans les départements marketing lisaient les mêmes études que les addictologues, les mêmes livres feel good, les mêmes guides de banalisation pseudo-psychologique pour ne former qu’un seul brouhaha autour du nouveau mot maître des tiroirs-caisses : le bonheur, ah, le bonheur ! Le bonheur, le bonheur qui réglait tout, qui était la solution comme l’alcool était avant tout une solution, une aide, avant que le buveur ne tombe dans le piège. Il fallait acheter, il fallait payer, il fallait être heureux consommateur, à tout prix. Le bonheur toujours, le bonheur d’un verre, sur une terrasse, entre amis, le bonheur du vin du Sud, du whisky d’Écosse, du cognac de France, le bonheur de la bière belge, le bonheur d’une Prune, d’une Mirabelle, du champagne de chez nous, le bonheur des moines de la Chartreuse, le cava des plages de Barcelone, le rhum des Caraïbes.
Savaient-ils seulement ce que ça faisait dans mon corps, savaient-ils ce que ça vrille sans cesse dans le cerveau troué d’un alcoolique ? Oui, ils savaient, ils savaient très bien, et ils comptaient sur nous. C’était nous, leurs meilleurs clients. Les petits comptables du malheur alcoolique avaient bien étudié la question.
Et il faut lire le passionnant entretien, ici, dans Addict-Culture, à propos de la conception et de la réalisation de ce projet collectif d’écriture pour changer le lien à la maladie alcoolique.
Hugues Charybde le 20/10/2021
Andreas Becker - Alcool mon amour - éditions D’en Bas
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