Déchirer le coma du papier: Wolowiec aux manettes

Dans Tournures de l'utopie, l'écrivain Boris Wolowiec rode une fois de plus sa rhétorique combinatoire, et une fois de plus l'effet est saisissant, hypnotisant, d'autant plus que Wolowiec recourt à différents régimes d'énonciation.

"Le Double Secret", 1927 de René MAGRITTE - Collection Centre Pompidou © Photo Éric Simon

"Le Double Secret", 1927 de René MAGRITTE - Collection Centre Pompidou © Photo Éric Simon

Chaque paragraphe opère un traitement sur la phrase, en dépliant, inversant, combinant, variant les éléments de la phrase:

"Les choses surviennent en dehors de tout. Les choses surviennent en dehors de tout comme une main tourne autour d'une tête. Les choses surviennent en dehors de tout comme un cœur tourne autour d'une main. Les choses surviennent en dehors de tout comme une tête tourne autour d'une main."

Ainsi manipulé, le sens tantôt se brouille, tantôt se précise, et invite la lecture aussi bien à s'abandonner qu'à redoubler de vigilance. Les énoncés de départ peuvent être simples ("avoir besoin") ou opaques ("souder l'usage du ciel"), mais dans les deux cas les déclinaisons auquel l'auteur les soumet instaurent un vertige syntaxique qui permet à la pensée de se confronter à son expression, à ses limites. Certes, ce procédé a quelque chose de mécanique, mais uniquement dans la mesure où la mécanique est ici la vérité du langage (un peu comme quand Proust dit que la jalousie est la vérité de l'amour…). En outre, la mécanique ne se laisse pas enfermer dans un modèle clos, et des lignes de fuite sont toujours possibles, sous-tendues par exemple par des assonances:

"La bombe mendie. La bombe mendie son tombeau. La bombe mendie son ombre. La bombe mendie le tombeau de son ombre. La bombe mendie l'ombre de son tombeau."

Derrière cette saturation grammaticale, on sent que le projet de Wolowiec consiste entre autres à "déchirer le coma du papier". Le mise en abyme de ritournelles décalées et sans cesse remises en jeu crée un effet de sidération. On voit le sens enfler, se contracter, nous échapper, puis soudain resurgir, exploser. Mais le texte ne se contente pas de kaléidoscoper des énoncés, et d'autres segments travaillent tout autrement: ainsi, on trouve dans Tournures de l'utopie, des souvenirs personnels (une conférence de Rita Gombrowicz, des chansons populaires), des souvenirs télévisés (une publicité possiblement transcendantale pour les rasoirs…), des remerciements (au poète Christophe Tarkos, avec qui Wolowiec partage de nombreuses cadences), des analyses cinématographiques (Melville, Cimino, Bruno Dumont…), des sensations (face à un tableau de Van Gogh). 

Qu'elle semble sujette aux combinatoires ou au contraire en quête d'une vérité, la phrase de Wolowiec abrite une forme d'urgence mystérieuse et opère comme un trou noir attractif:

"Mourir c'est tomber à l'intérieur d'un trou. Mourir c'est tomber l'intérieur d'un trou qui tourne sur lui-même. Mourir c'est tomber à l'intérieur d'un trou qui tourne sur lui-même autour de lui-même. Mourir c'est tomber à l"intérieur du tourbillon d'un trou. Mourir c'est tomber à l'intérieur de la danse d'un trou. Mourir c'est tomber à l'intérieur du tourbillon qui danse à l'intérieur autour d'un trou, à l'intérieur du tourbillon qui danse à l'intérieur comme autour d'un trou."

Différence et répétition, adjonction et précision, variation et disjonction – pour programmatique que soit le texte de Wolowiec, il n'est pas moins, paradoxalement, furieusement organique. Le langage parle, alimenté/miné par ses possibles et ses impossibles. Et en prime, si vous tendez bien l'oreille interne, vous y entendrez Le Petit Bal perdu chanté par Bourvil…

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Claro le 13/10/2021

Boris Wolowiec, Tournures de l'utopie, Le Cadran ligné, 15€

A lire, un extrait ici sur le site poezibao, ainsi qu'une critique sur le site sitaudis, signé Christophe Stolowicki