Musique diphonique et dub avec Little Annie et Khusugtun
Comme il m’avait semblé essentiel de voir 1984 au Quartier Latin à sa sortie, à l’heure d’une culture française devenue inessentielle sauf pour Pinaud et quelques autres qui s’offrent musées et fondations sur l’argent public, le réflexe de survie du moment convido-confiné revient à mettre de la culture là où on l’attend le moins. Little Annie devant l’écran des débats sur le rien du jour, et Khusugtun devant tous les discours politiques creux qui y trouvent une vraie résonance…
Après un premier album autoproduit en 2009 et une participation au double disque An Anthology of Mongolian Khöömiiin en 2017, Khusugtun sort Jangar, son deuxième opus. Dès le premier duo de chants diphoniques et le riff d'ouverture du morin huur (violon à tête de cheval), vous savez que vous allez y prendre du plaisir. Chacun des onze morceaux étroitement structurés met en scène la mort exceptionnelle des six musiciens de Khusugtun. Cela inclut l'incorporation du chant diphonique avec l'harmonie de style occidental telle que développée par leur chef Ariunbold Dashdorj. La chanson titre est inspirée de la longue épopée du même nom, mais sa structure est totalement différente des anciennes récitations des bardes. Une introduction narrée est suivie d'un court extrait de l'épopée chanté dans un style shakhaa à voix comprimée puis dans le style kharkhiraa à voix basse. Un changement abrupt de la signature temporelle à 3/4 annonce le groupe qui chante "Geser Khan", le héros d'une autre épopée. Sur le chant étendu de "Khan", vous entendez le riche mélange de textures de chant de gorge avec quelques notes aiguës claires d'isgeree khöömii qui transpercent. La quatrième partie met en scène le numan huur (archet buccal) récemment réanimé, rapidement suivi d'un morin huur exceptionnel et se terminant par un refrain qui ressemble à un hymne. Il s'agit presque d'un progressive folk sans les enchaînements lisses. Branchez Deezer ou autre, allumez les infos et coupez avec cette fière musique mongole la chique de n’importe quel impotent de la REM - et ça marche. Tous au grand air !
Et puisque zapper est devenu pour chacun une seconde nature - par élimination - si vous ne voulez pas subir en pleine journée un débat sur la fécondité des pingouins ou la nième émission à la gloire de la Gendarmerie toujours obligée d’arrêter des mécréants (qui l’ont bien cherché - quelles que soient les circonstances évoquées…) regarder l’ordre qui se prend pour la loi prendre la voix de Little Annie pour proférer d’autres sentences a un petit je ne sais quoi de réjouissant; avec grosse basse, petite voix et arrangements inusités pour le dub. Et le monde de reprendre illico quelques couleurs…
Le premier album de Little Annie comprend principalement des pièces parlées, interprétées sur un fond instrumental profondément funky, qui est fourni par la redoutable paire Keith Leblanc/Skip McDonald -- certains reconnaîtront que ces deux-là sont à la base, avec le bassiste Doug Wimbish, du super groupe d'avant-funk connu sous le nom de Tackhead. Dans le style incestueux typique de On-U Sound, ils sont également les membres principaux d'un groupe de reggae funky appelé Strange Parcels. Le résultat de tout cela est que cet album de Little Annie sonne, à tour de rôle, comme un album de Tackhead ou de Strange Parcels avec l'ajout de voix féminines froides et laconiques.
Les paroles d'Annie sont pour la plupart assez intelligentes et assez intéressantes - des titres de chansons comme "If Cain Were Able" et "10 Killer Hurtz More" sont une bonne indication de son état d'esprit, et quand, d'un ton de voix ennuyant, elle invite l'auditeur à "Donne-le moi doucement / Donne-le moi férocement / Donne-le moi phonétiquement", vous savez que vous êtes entre de bonnes mains. Mais la véritable vedette de ce disque est le groove Leblanc/McDonald, profond comme l'os, qui sous-tend chaque instant et vous défie de garder votre attention sur les mots. La généreuse durée de 75 minutes de l'album commence à jouer contre lui après la douzième piste sur les 16, mais laissez-vous masser par le son, il est justement conçu pour ça. Et puis, quoi de plus réjouissant que de voir des uniformes faire des saisies, en écoutant Annie susurrer Watch The World Go By. Quoi d’autre hein ?
Jean-Pierre Simard le 25/01/2021
Khusugtun - Jangar - Buda Musique
Little Annie – Short, Sweet And Dread (1992) - Restless Records ( vinyle édition)