Les sagesses de la bestialité ou le Discours de la panthère
Une rencontre entre un buffle et un varan pour questionner notre libre arbitre, notre sens du devoir ou de la culpabilité, une rencontre entre un jeune éléphant et un poisson pour esquisser l’importance de la mémoire et la vanité de vouloir consigner la vérité, une rencontre entre un étourneau et un rhinocéros pour interroger la liberté, la tolérance ou la culture…
Les 7 courts récits qui composent Le Discours de la panthère s’attachent à déplacer notre point de vue à hauteur de bête et invitent le lecteur à se glisser dans la pensée animale d’une autruche, d’un singe, souris ou bernard-l’hermite pour proposer une réflexion à travers un point de vue non humain, ou plutôt moins proche de la pensée occidentale contemporaine. Un décalage pertinent qui donne à cet album plusieurs niveaux de lecture, tout en s’adressant à tous les publics.
Entre les textes de Rudyard Kipling où l’auteur s’amusait à donner une origine aux caractéristiques animales, entre les fables d’Ésope ou de La Fontaine où la bête symbolise un caractère très humain : Jérémie Moreau installe ses courtes histoires entre le conte & la réflexion philosophique, entre l’allégorie & la poésie.
En bande dessinée, on pense à Tulipe de Sophie Guerrive ou L’Ours Barnabé de Philippe Coudray, animaux philosophes qui ne cherchent pas à donner de leçons. Et le dessinateur indique s’être surtout inspiré des histoires de Babar, de Cécile & Jean de Brunhoff, mais aussi de Winsor McCay (lire notre dossier) pour le ton onirique, cette narration qui marche aussi bien sur les adultes que les plus jeunes. Il indique pas mal d’autres références, lectures et inspirations comme Les âmes sauvages: Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska de Nastassja Martin ou les travaux de Philippe Descola & Vinciane Despret pour approcher d’autres manières d’envisager les relations aux êtres vivants…
Et depuis quelques albums, l’auteur aime explorer des essais philosophiques et interroge cette nature qui, en bande dessinée, se résumait habituellement à l’état de décors. Après être passé de l’époque contemporaine (Max Winson) au 19e & 18e siècle (Le Singe de Hartlepool puis La Saga de Grimr) puis à la préhistoire (Penss et les Plis du Monde), Jérémie Moreau s’enfonce encore dans la nuit des temps, loin de l’humanité avec la faune & la flore du Discours de la panthère.
Ce qui frappe tout de suite c’est sa dimension graphique, le plaisir esthétique de ses planches grand format aux couleurs vives. Jérémie Moreau a changé de technique, pour un album réalisé entièrement sur tablette graphique avec des effets de matières, de textures sur les couleurs. Des planches aux graphismes audacieux, portées par un découpage très fractionné, pour symboliser le passage du temps, pour accélérer ou ralentir l’action, dans la continuité de ses essais de Penss et les Plis du Monde.
Courts récits imbriqués, reliés par une dernière histoire dévoilant le monologue tant attendu de cette panthère, sœur littéraire de Bagheera, qui s’impose comme la voix de la sagesse, entre pensée stoïcienne et maïeutique socratique. Avec la mise en lumière de la Vie, des vies loin des étiquettes ou des catalogues de nos pensées humaines, les animaux réfléchissent sans à priori ou présupposé, imposent le mouvement comme réflexion et suggèrent d’observer la sagesse de l’autre. On ne divulguera pas la scène finale qui donne tout son sens aux différentes quêtes qui composent ces histoires, mais je précise que le livre est aussi accessible aux plus jeunes, le Festival de la BD d’Angoulême l’a d’ailleurs retenu dans sa Sélection 12-16 ans ; un album qui offre pas mal de pistes de relectures, quel que soit l’âge.
« Le lion meurt de la même façon que la fourmi. Composition, décomposition. Je nais, je meurs. Rien de plus, rien de moins. Sans larmes, sans drame. »
Thomas Mourier le 26/01/2021
Jérémie Moreau - Le Discours de la panthère - éditions 2024