Comment convaincre qu'on peut sortir de l’engluement dans les traditions sans perdre son âme ?
Encore d'autres chauds partisans de la liberté de faire ce qui leur plait. Au nom cette fois-ci de la tradition, même si elle est complètement barbare. Changer leurs habitudes (ne serait-ce qu'un peu : la chasse à la glu, cela ne résume quand même pas toute la vie d'un homme) leur paraît inenvisageable, hors de question, une insulte à à leur honneur, et même l'effondrement d'une vie, l'équivalent pour eux d'une émasculation. Ils refusent donc l'imposition dans les campagnes de l'ordre des citadins, qui ne comprennent pas le plaisir que certains humains trouvent à voir des oiseaux pris dans un piège d'une rare barbarie - c'est vrai, soyons honnêtes, qu'on n'aimerait vraiment pas voir ça, ou le montrer à nos enfants, qu'on est incapables de le justifier, en aucune manière, même si un Papy en a appris l'art et la manière, dans lesquels il ne voyait aucun mal, à ses petits-enfants, quelque part loin des villes.
Qu'est-ce que cela nous apprend ?
Que nous avons beaucoup de mal à nous comprendre.
Que c'est peut-être même impossible.
Qu'il y a beaucoup de mondes dans le monde, et de pays dans un pays.
Ces gens qui manifestent ne comprennent pas qu'on remette en cause leur humanité pour des oiseaux, et veuille leur interdire quelque chose qu'ils aiment, et ont toujours pratiqué dans leur famille. Leur bonheur du dimanche. Soit. S'ils manifestent, c'est qu'il est ainsi. Nous ne les "comprenons" donc pas, c'est juste, au minimum, de le reconnaître, et de leur dire cela. Nous ne pouvons tout simplement pas le faire. Leurs arguments nous semblent d'un autre monde, incompréhensibles. Pas plus que nous ne comprenons l'addiction aux conséquences désastreuses des américains pour la possession d'armes à feu, que beaucoup d'entre eux considèrent pourtant comme constitutive de leur société, indissociable de leur être même. Ou le fait, qui est du même ordre d'idée, que tant d'afghans aient pu rejoindre les Taliban pour défendre l'imposition aux femmes de la burka intégrale et leur soumission totale aux hommes remis en cause par un gouvernement qui fut progressiste sur ce point. Et les exemples sont innombrables dans le monde, qui unissent dans le fond ceux qui pensent se détester, alors qu'ils sont paradoxalement souvent d'accord pour l'essentiel, et ne rêvent pourtant que de se faire la guerre, civile et au-delà.
L'habitude, la routine, l'ordonnance établie du monde, font à la fois notre bonheur et notre malheur. Il est toujours plus confortable de ne pas se poser de questions et des rester dans le moule que de devoir se remettre en question et en cause. Ce confort, donné à leurs descendants par des siècles de lutte et de souffrance des ancêtres, fait l'infinie particularité et diversité des civilisations des humains dispersés sur toute la terre. On doit en tenir compte. Cela ne pèse pas rien. Cela n'est pas rien. On devrait pouvoir comprendre que les particularités se défendent. Pour les glorifier, on les appelle "la tradition": on a toujours fait ainsi, nous sommes comme cela, nous changer est nous faire violence. Nous "déraciner". Et là est le malheur de ceux qui ne peuvent plus rien toucher à leur maison, bousculer leur être habituel, se retrouvent prisonniers de la tradition, tout en s'imaginant défendre la liberté, - ce qui est un peu un oxymore : car soit on s'interdit de changer quoi que ce soit, ou même de seulement l'envisager, soit on se considère libres et capables de transformer la vie sociale, les deux sont difficilement compatibles.
De quoi parle-t'on en fait ? De symboles plus que d'autre chose. Les chasseurs à la glu mangent en réalité beaucoup plus de poulets élevés en batterie acheté à l'hypermarché de leur ville que de passereaux pris au piège en se posant sur une branche. Comme tout le monde. Comme les citadins. Il y a des réalités auxquelles nul n'échappe. Le rouleau-compresseur de l'économie passe partout et sur tous. (Nous essayons de comprendre, cela sera mal vu par beaucoup, mais il le faudrait, cela ne semble pas bête) : Quels symboles essaient donc de défendre ces chasseurs dont le goût pour une chasse franchement moralement dégueulasse nous laisse perplexes et révoltés ? On pourrait le résumer ainsi : le symbole d'une différence. Ou d'une divergence avec le sens commun d'une époque. Et plus elle est grande, plus elle sera valorisée. Défendue bec et ongles. Même (ou surtout) si elle est au fond indéfendable réellement. Inacceptable aux autres. Et les exemples sont innombrables. Au coeur des conflits actuels dans un monde où l'uniformisation n'a jamais été aussi inexorable et puissante. Quasi inévitable, sauf à s'écarter absolument de la société.
Ce ne sont que des pistes de réflexion.
Mais elles me semblent essentielles.
La chasse à la glu est évidemment condamnable.
Et mille et mille autres choses aussi abominables qui concernent encore plus directement les humains que nous sommes le sont aussi. C'est notre combat et notre urgence.
Mais pour réussir, il me semble que nous devrions faire l'effort de comprendre en quoi consistent, et où trouvent leur force, les résistances au changement si nombreuses, et aujourd'hui plus fortes semble-t-il que jamais depuis un siècle. Souvent insurmontables. De plus en plus meurtrières et têtues.
Le débat est ouvert.
Post-Scriptum : cette réflexion sur une des millions de polémiques et de guerres culturelles dans le monde (en fait minuscule, ici, par son étendue et importance concrètement) explique la distance que nous prenons avec le discours sur le "rassemblement des français en colère". Des colères, il y en a tant, de tout ordre, de toutes sortes, et elles sont lojn d'être toutes justifiables, ou unifiables par la seule magie de la colère. Souvent elles nous opposent. Et il ne peut pas en être autrement. Nous ne pouvons pas être solidaires de toutes les colères. Ou penser qu'il va de soi qu'elles vont dans le même sens. Elles embêtent et affaiblissent, chacune à leur manière, le gouvernement en place. Mais elles sont loin de dessiner le même projet de société.
Christian Perrot, le 14 septembre 2020
Ce qu’il faut savoir de la chasse à la glu
En France, la chasse au gluau concerne principalement les grives et les merles. Elle est autorisée dans les départements où elle reste une tradition : Var, Alpes-de-Haute-Provence, Vaucluse, Alpes-Maritimes, Bouches-du-Rhône.
Cette technique de capture est très encadrée et en particulier :
les gluaux ne peuvent demeurer posés qu’en présence du chasseur. Tout oiseau pris est nettoyé immédiatement ;
tout gibier n'appartenant pas à une espèce autorisée capturé accidentellement est relâché immédiatement ;
le port du fusil est interdit ;
le nombre d'oiseaux pouvant être capturé pendant la campagne est limité (soit par chasseur, environ une dizaine, soit pour le département) ;
le chasseur doit posséder un permis de chasser validé pour l'année en cours et une autorisation annuelle individuelle ;
il doit transmettre annuellement un récapitulatif de ses captures ;
la commercialisation des oiseaux capturés est interdite.
Elle a fait l’objet d'une tentative d'interdiction en France en 2014 et 2015.
En avril 2019, la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) annonce qu'elle porte plainte auprès de la Commission européenne pour trois infractions relatives à la chasse, dont la pratique de la chasse à la glu. Suite à cette plainte, une procédure d'infraction est ouverte contre la France le 2 juillet. Un délai de trois mois est donné par le Commission pour se mettre en conformité avec le droit européen ou risquer une saisine de la Cour de Justice de l'Union Européenne. Barbara Pompili, ministre de l'écologie, refuse alors de signer les arrêtés autorisant le piégeage des oiseaux à la glu dans les cinq départements. La Fédération nationale des chasseurs affirme pourtant qu'elle a eu la garantie de l'Élysée et de Matignon du maintien de cette technique.
Le 27 août 2020, l'Élysée annonce que la chasse à la glu est interdite en France cette année dans l'attente d'une réponse de la Cour de justice de l'Union européenne.