L'AUTRE QUOTIDIEN

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35/35 Annexe : introduction à l'Ikeabana, art martial viking interprété par Franz Biaise

« Si tu ne sais pas quoi faire de tes dix doigts, taille un morceau de bois. »
Olaf  Kamprad ( premier verset du Traité de l’Ikeabana ).

Rien que la sonorité du mot donne envie d’en savoir plus. Ce qui suit ne prétend pas à l’exhaustivité des faits ni à leur absolue authenticité. C’est mon interprétation de ce que j’ai pu découvrir sur l’Ikeabana.

 Si le curling est une invention écossaise, on doit celle de l'Ikeabana à nos lointains voisins suédois. Mais qu'est-ce que je savais au juste sur les suédois ? Les clichés habituels ( un cliché qui ne serait pas habituel serait-il encore un cliché? J'aime soulever de grandes questions ). Ils habitent plus au nord, là où l'hiver est très long et les journées très courtes, ils naissent avec une paire de skis de fond ou de patins à glace aux pieds, ils sont bilingues très tôt et leurs noms de famille posent des défis de prononciation à tout observateur étranger à la diaspora scandinave. Le trait serait grossier et simplificateur. Les suédois sont aussi des grands amateurs d'affabulation, puisqu'il ont inventé le Père Noël, ce qui implique qu'on ne peut pas leur faire entièrement confiance, un gros type en rouge qui descend par la cheminée pour livrer ses cadeaux à une des périodes les plus froides de l'année, il n'y a que des idiots pour croire à des sornettes pareilles; et de là à dire que les suédois prennent les enfants pour des idiots ou que les enfants sont tous des idiots... mais on s'éloigne du sujet. Cependant les Suédois n'ont pas toujours été, pour le mâle, ce grand gaillard blond aux yeux bleus, aux joues rebondies et roses, au sourire étincelant comme une pellicule de neige fraîche au sommet de l’Everest, et pour la femelle, cette version ré-actualisée de l'amazone mère-porteuse, tous deux nourris au sein d'une démocratie soit-disant modèle au taux de change exorbitant. Les Suédois n'ont pas toujours été ces athlètes pacifiques, qui en bas des pistes de slalom géant lèvent les deux pouces en signe de la vie c'est chouette, c'est cooool, ma bouche a un goût de jeune sapin au menthol. Leurs ancêtres étaient les terribles Vikings. Ne l'oublions jamais. Dans le cerveau reptilien du suédois il y a toujours un viking qui sommeille. Des siècles de marche vers la bureaucratie et le socialisme n'effacent pas comme ça les coutumes et les pratiques les plus cruelles. 

Anthropologiquement parlant, ils ne ressemblaient guère à Kirk Douglas, loin s'en faut, dans le film épique de Richard Fleischer, très sobrement intitulé Les Vikings, à l'époque où Hollywood savait encore usiner des œuvres qui avaient une forme et de la saveur.

Métaphysiquement, ils ne se posaient pas le genre de questions qui ont fait la réputation du cinéaste Ingmar Bergman : " la vie a-t-elle un sens et si la réponse est non, c'est comment qu'on freine ? ".

Avant Björn Borg, les suédois ne faisaient pas la différence entre la terre et le gazon. Ils ne connaissaient que la neige et la glace ; et ils croyaient que le tennis se jouait avec des raquettes aux pieds ( dans les campagnes les plus reculées, une variante se pratiquait avec des échasses ), un filet à papillons à la main et une boule de pétanque. Les accidents étaient nombreux et fréquents. 

Ces adorateurs d'Odin étaient odieux. Leur haleine sentait l'anguille gluante. Barbares repoussants, colosses hirsutes, carcasses saoules enveloppées de peaux de bête dégageant des relents de lait de brebis caillé, ils vociféraient des horreurs dans un langage guttural incompréhensible au commun des mortels comme vous et moi. Envahissants, voguant sur leurs drakkars, une fois le pied posé sur le sol à conquérir, la bave aux lèvres, assoiffés de sang, ils se livraient aux pillages et aux viols. Une seconde nature chez eux. En somme, tout le contraire, au physique et au moral, des elfes et des trolls dont on nous rebat les oreilles dans les contes et les légendes à la con. Les Vikings n'avaient rien de braves types. Ils se comportaient en brutes, toujours épaisses, et filaient la colique dès qu’on entendait prononcer leur nom. Sur l’échelle du pire, seuls les Huns soutenaient la comparaison. Ce qui a manqué aux Vikings pour figurer en tête de liste des individus les moins fréquentables de la planète, c'est un Attila. Leurs chefs n'ont pas laissé de trace mémorable dans l'histoire, à l'exception d'Eric le Rouge, qui était roux et ne s'appelait pas Eric le Rouge, mais Eirikr Thorvaldson, ce qui est beaucoup plus difficile à retenir et pose des problèmes pour passer à la postérité. Imaginons le cours d'histoire : « Citez-moi le nom du plus célèbre chef des Huns ? » Tous les élèves vont lever le doigt ( bon, ils ne lèvent plus le doigt à présent, ils font des doigts et hurlent tous en chœur. ) et donner la bonne réponse. « Maintenant, donnez-moi le nom exact du plus célèbre chef Viking ? » Observez les réactions. Comparez les résultats.

A cause de leur emploi du temps et de leurs activités, l'espérance de vie des Vikings était courte. Car une vie de Viking n'était pas de tout repos. Fracasser des crânes, transpercer des chairs, violer des vierges, et tutti quanti, comportait son lot de risques, et cela, quelles que soient les conditions météos. L'adversaire avait son mot à dire et parlait lui aussi le langage de l'épée et du fer, du feu au cul et de la bite à la main. Souvent on ne faisait pas de vieux os. Sans parler de leur hygiène de vie, sur quoi il y aurait beaucoup à redire. Bâfrer comme un porc, boire comme un trou polonais ne sont pas les meilleurs garants d'un bulletin de santé assurant une longévité enviable. Bref, le Viking centenaire était une denrée aussi rare qu'une comédienne quinquagénaire ni botoxée ni liftée.

Malgré tout, une poignée d'entre eux parvenait à survivre à toutes les épreuves qu'ils avaient traversées, comme une longue succession de flots en furie, et ne demandait plus, croyaient-ils, qu'à couler des derniers jours paisibles et heureux dans quelque coin verdoyant loin des tumultes, du vacarme et de l'ivresse des massacres, au plus profond d'une forêt où ne s'entendraient plus que le brame des cerfs en chaleur et le clapotis d'une rivière débordant de saumons. Soudain, le vieux Viking se sentait une âme de pêcheur. L'expérience a vite montré que l'envie était passagère.

Ce que l'on ne sait généralement pas, c'est que les Vikings, malgré leurs innombrables défauts et tares, avaient le souci d'autrui. Ils avaient le sens de la communauté, du collectif, et ils étaient prévoyants. Ce que l'on ignore aussi, et contrairement aux idées reçues, c'est que les indiens d'Inde n'ont pas le monopole des lépreux. De leurs dangereuses expéditions, outre leurs plaies et blessures, les Vikings rapportaient de nombreuses maladies, des virus et des tas de saloperies transmissibles sexuellement ou pas. Et les malades, il fallait bien les caser quelque part, les isoler du reste de la population afin que le patrimoine génétique ne soit pas foutu en l'air par un quelconque bacille exotique ou par une bactérie vicelarde, un streptocoque chopé sur les latrines dégueulasses d'un pays en voie de développement. Le service de protection sanitaire des Vikings a donc fait construire des léproseries, où s'entassèrent non seulement les lépreux mais tous ceux que l'on estimait potentiellement contagieux. Grâce à ces mesures préventives, la vitalité nordique fut préservée. Et, peu à peu, on a éradiqué la plupart des maladies. Les léproseries se sont vidées de leurs occupants. Comme les Vikings avaient horreur du gâchis, ils ont décidé de recycler - écologistes avant la mode - les bâtisses à l’abandon en résidences du troisième âge. Ça sonnait mieux. Les vieux Vikings n'auraient pas supporté qu'on les fiche dans une maison de retraite. C'est qu'ils étaient encore susceptibles, ces vieux cons là. Mais, habitués aux champs de bataille, à l'odeur du sang, de la sueur et aux coïts bestiaux, les vieux Vikings parqués dans ces lieux s'emmerdaient comme des rats morts et tombaient comme des mouches, victimes de l'ennui, le plus mortel et sournois ennemi de l'homme. 

L'un d'eux, Olaf Kamprad, ne supportait plus cette situation. Faire rôtir ses potes dans des embarcations qu'on laissait dériver ensuite au gré des courants afin qu'ils rejoignent le Walhalla commençait sérieusement à lui taper sur le système et à lui flétrir le moral alors qu'une année ne s'était pas encore écoulée.

Avant la vague de mortalité qui balaya les deux-tiers restants des retraités, Olaf avait l’esprit gai et vif. Il s'amusait à tailler des bouts de bois et à leur chercher une finalité. Le légendaire sens pratique viking. Ce qui n'était au départ qu'une sorte de lubie, une activité pour passer ou bien plutôt pour tuer le temps ( tuer, le Viking avait ça dans le sang ), est devenue une véritable passion. On ne pouvait plus l'arrêter. Tous les jours, il partait à l'aube, abattait quelques sapins pour se mettre en train, puis rentrait déjeuner. Après une petite sieste, il s'en retournait tailler les troncs et les plus belles branches, qu’il débitait en planches et en tasseaux, tout en réfléchissant à la façon d'en tirer le meilleur usage et, avant le crépuscule, l'ébauche d'un nouveau prototype avait pris forme dans sa caboche. Avouons-le, ses premières réalisations ne furent pas une franche réussite. Olaf tâtonnait encore. L'emploi de ses allumettes géantes s'avéra plus compliqué qu'il ne l'avait imaginé et d'un usage peu convainquant. En dépit de ce revers et des quolibets de ses amis, qui se tordaient de rire en se tenant les côtes à une main ( la plupart avait perdu au moins un membre supérieur ), Olaf ne s’est pas détourné de la voie qu'il s'était tracée. L'homme a persévéré, c'est un autre trait remarquable du tempérament viking, sa faculté à surmonter les épreuves et à ne jamais s'avouer vaincu et que l'on retrouverait plus tard chez Borg.

Pas découragé, toujours aussi enthousiaste, sans penser plus loin que le bout de son nez recousu au gros fil de pêche à la baleine ( il lui manquait une narine, disparue à la suite d'un pari consistant à s'enfiler dans une fosse nasale le plus gros truc possible. Olaf avait triomphé de ses adversaires en y introduisant une de ces cornes servant de godet à boire. Il fallut ensuite découper sa narine au poignard parce-que la corne était restée coincée et que l'extrémité pointue lui ressortait par la bouche ), il construisit un barbecue aux motifs délicatement sculptés célébrant les joies d'une vie saine et champêtre ( son châlet et ses montagnes hérissés de sapins à l'arrière-plan étaient si réussis qu'on aurait cru une photo en 3D, l’animal méconnaissable qui broutait on ne sait quoi l’était moins, lui… ). Au moment de retourner les steaks de daim sous lesquels rougeoyaient les braises, Olaf a réalisé son erreur. Trop tard. Le feu s’est propagé à la vitesse d'un nain obsédé sexuel lancé aux trousses de Blanche-Neige et a embrasé son ouvrage. Son barbecue en bois est parti en fumée et s’est réduit à un tas de cendres exhalant une odeur de viande noire calcinée et putride que les odorats les plus sensibles ont qualifié de répugnante. Ses camarades ont piqué une crise de fou-rires qui est restée inscrite dans les annales de la mémoire collective ( vers la fin de leur vie, les Vikings se lâchaient. Ainsi ils n'hésitaient plus à blasphémer : « Il fait du Odin » disaient-ils à propos d'un des leurs qui tirait la gueule dans son coin. Leur sens de l'humour a toujours eu quelque chose d'enfantin - toutefois, la traduction est approximative ; c'est beaucoup plus drôle en suédois, et lourd de sens cachés ). Olaf s’est maudit intérieurement, se traitant de tous les noms de poissons possibles et imaginables, et s'est enfoncé la tête dans les cendres. Des larmes de honte ont crépité dans l'amas qui n'en finissait pas de refroidir.  

C’est alors qu’Olaf a eu une illumination.

Il a pris le renne par les bois ( qui est la traduction de la locution française " prendre le taureau par les cornes " ). Il a décidé de mettre à profit l'expérience accumulée au cours de ses multiples aventures et de ses innombrables combats. Leur transposition dans ses nouvelles sculptures lui a donné l’idée des bases de ce qui serait le premier art martial européen, conçu pour parer à toutes les agressions de la vie quotidienne, même les plus invraisemblables. Pour des raisons encore inexpliquées, Olaf Kamprad a baptisé sa création Ikeabana, une technique de combat originale alliant le geste et le verbe. Malheureusement, personne ne sait à quoi ressemble exactement cette technique ( le geste et le verbe ? ), ni n’a testé l’efficacité de ses effets. A titre personnel, bien qu’ayant été confronté à deux reprises à des praticiens de l’Ikeabana, je suis au regret de dire que leur démonstration ne m’a pas convaincu. Je n’ai vu que des gesticulations dépourvues de sens et entendu une flopée de mots prononcés dans un sabir incompréhensible, le tout ne produisant que du vent. Peut-être étaient-ils novices ou avaient-ils mal interprété les enseignements de Kamprad ? Cependant il est impossible de garantir l’existence du manuscrit original de l’Ikeabana, même si Burton Sr. l’aurait eu entre les mains et caché dans un endroit connu de lui seul comme l’affirme Bill, ce menteur professionnel.

Selon moi, l’Ikeabana reste une fiction, mais une fiction qui a causé la désolation et la mort.

( A suivre, peut-être. )

35/35 Annexe : introduction à l'Ikeabana
Jean Songe le 20/04/2020


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