Bon délire à la pompe avec Alexandre Labruffe

Station-service mode d’emploi : les chroniques caustiques et savoureuses d’un pompiste, curieux spectateur d’un monde hors-sol.

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Dans le brouillard, comme un phare, à peine visible : le néon HORIZON bleu déglingué du hangar qui clignote devant moi.

Le décor est planté d’emblée, une station-service en banlieue parisienne, isolée dans les moutons de brume, dans la solitude d’une nuit qu’on dirait américaine. Sous le signe d’Amérique de Jean Baudrillard et de Wim Wenders.

Face à une société contemporaine hors-sol, le narrateur de Chroniques d’une station-service, pompiste nonchalant, offre une forme de résistance à l’hyperréalité. Volontairement immobile dans ce lieu dédié à la mobilité, individu complexe mais invisible pour la plupart des clients, il regarde des films d’auteurs ou bien Mad Max en boucle, joue aux dames et débusque la poésie du lieu, à contrecourant des clients qu’il regarde passer, à rebours de l’univers complètement pourri de marchandise obscène, de vanité technologique et d’indifférence dont il est le spectateur.

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Lieu de consommation anonyme, la station-service est le tremplin de tous les instincts.
Ce que je vends le plus : le Coca Zéro.
Le Coca Zéro. Les chewing-gums. Les chips. Les magazines érotiques ou d’automobile. Les cartes de France. Les sandwichs. L’alcool. Les barres chocolatées (Mars en tête). Et évidemment l’essence.
Une certaine idée du monde en fait : un monde totalement junkie, dont je serais le principal dealer.

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Je pense à la cocazéroïsation de l’humanité.

Situé dans les marges périurbaines, dans un lieu en déréliction emblématique de la fragilisation du monde et de l’appauvrissement de l’expérience, «coincé entre un périphérique, un hôtel CAMPANILE et un HLM promis à la démolition», voisin des zones blanches de Philippe VassetChroniques d’une station-service est un récit mélancoliquement joyeux, paru en août 2019 aux éditions Verticales, composé de fragments numérotés et finement articulés qui parlent avec sel, humour et poésie de la consommation et du saccage du monde.

Le fragment 35 nous apprend que Beauvoire, le narrateur, a toujours aimé les notes de bas de page. Les marges peuvent devenir le centre du monde, le lieu des possibles où réhabiliter l’aventure et les fantasmes. Le devenir incertain de la station-service et de son employé agit comme une porte ouverte sur le potentiel de fiction qui existe dans ce type de lieux, familiers à Éric Chauvier.

Maniant la poésie et l’ironie, Alexandre Labruffe tente d’épuiser ce lieu des marges en le plaçant au centre du monde ; contemplatif merveilleux, son pompiste déphasé rêve d’une mutation dans une station-service du Texas, « sommet de la civilisation », et rapporte ce qui rythme ses journées – les discussions de comptoir des adolescentes, des cadres déprimants, les messages codés que s’échangent les clients, les apparitions attendues d’une divine cliente japonaise d’une beauté irréelle.

® Richard Longstreth, Station-service et magasin de souvenirs, Route 66, McLean, Texas, 1972

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Pour être pompiste, il faut avoir le permis (80% des annonces l’exigent) et aimer l’odeur de l’essence (100% des annonces l’oublient).
Moi, j’aime l’odeur de l’essence, l’indélébile odeur de l’essence, ce parfum entêtant et têtu, collant, qui s’incruste, acide, sucré et amer, partout, en tout.
Il faut aimer la routine aussi. La routine et l’ennui que j’essaie de tromper, attendant les clients, en regardant des films sur la télévision accrochée au mur derrière le comptoir ; des films que je regarde en boucle, quand je ne joue pas aux dames avec Nietzland.
Il faut enfin aimer les non-lieux (les néons et les non-lieux) et les filles qui aiment l’odeur de l’essence. Certaines filles en raffolent, me collent dans les soirées, me sniffent quand je leur dis que je suis pompiste.
Contrairement aux idées reçues, les filles aiment les odeurs fortes.

Sous l’égide de Roland Barthes, définissant l’utilisation du romanesque comme «un mode de notation, d’investissement, d’intérêt au réel quotidien, aux personnes, à tout ce qui se passe dans la vie», Alexandre Labruffe compose, avec les observations d’un pompiste qui, depuis sa capsule dans la station-service, semble être un alien en ce bas monde, un éloge savoureux, très cinématographique, de l’envers et de l’imagination.

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Dire : « Tout le monde demande le plein. Mais personne n’a jamais demandé le vide. »



Alexandre Labruffe - Chroniques d’une station -service - éditions Verticales
Marianne Charybde, le 18/04/2020
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Alexandre Labruffe par Francesca Mantovar