L'AUTRE QUOTIDIEN

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L'Essor de la guerre celte de "Chasse Royale"

La guerre civile celte fait rage et rebondit dans ce cinquième volume, à la poésie hirsute intacte, mais dans l’attente d’un dénouement et d’une apothéose, désormais.

Très droite au milieu des herbes jaunies du tertre de Cassidanos, la haute reine se détache sur le ciel. Un ciel d’été, un azur moucheté de nuages immaculés, soufflés depuis les horizons bleutés. Tandis que nous quittons la nécropole royale, je me retourne et j’adresse un geste d’adieu à la souveraine. J’espère qu’elle y devinera tous les égards que mon départ précipité vient d’écourter : l’estime, la gratitude, l’amitié, ainsi que la promesse muette de ne pas faillir. Peut-être y verra-t-elle également mes scrupules à l’abandonner ainsi au pouvoir d’un frère secourable, mais trop ambitieux.
M’attarder serait toutefois un manquement plus grave : un acte de soumission à l’étranger. J’y livrerais à la fois ma liberté et le pouvoir de la haute reine à la puissance du libérateur arverne. En l’absence du haut roi, Agomar est bien tenté de confondre les prestiges de sauveur et d’usurpateur. Les protestations et l’hostilité des hommes d’escorte de la haute reine, quand ils ont compris que je prenais congé de ma tante en me passant de l’avis de leur roi, n’ont fait que confirmer mes soupçons. Adcanaunos, le soldure d’Agomar, s’est d’abord montré surpris, puis furieux. Il n’a pu me contraindre : héros biturige, je ne dépends que de l’autorité de la haute reine. Il a néanmoins essayé de me retarder ; le devoir m’imposait de veiller sur le sort de souveraine jusqu’à son retour à l’abri des murs, m’a-t-il remontré. Je m’en suis sorti par une astuce, en lui cédant cet honneur. Il n’a rien trouvé à y répliquer : comment se prétendre insulté par quelqu’un qui t’honore ? Mais il a aussitôt dépêché un de ses ambactes pour annoncer ma défection à son maître. Ayant rassemblé en hâte mes compagnons et nos chevaux, j’ai donc dû talonner pour m’éloigner au plus vite du Gué d’Avara. Ce, en coupant court de façon cavalière avec la souveraine, que j’ai le sentiment d’abandonner à son sort, esseulée sur la tombe de ses enfants.

Publié en janvier 2020, toujours chez les Moutons électriques, le cinquième volume des « Rois du monde », la grande geste celtique concoctée par Jean-Philippe Jaworski à partir de quelques modestes lignes arrachées à Tite-Live et d’une impressionnante somme de recherches documentaires sur la Gaule du VIe siècle avant J.C., redémarre aux côtés de son héros Bellovèse quelques minutes à peine après la fin du quatrième volume. Dans ce décor étonnant et foisonnant, dont les données essentielles ont été en apparence fournies dès le premier volume, « Même pas mort », avec son cortège d’intrigues politiques et de croyances religieuses irriguant le quotidien matériel comme les rêves au bord de la folie, la guerre civile fait rage en Celtique. Déclenchée dans « De meute à mort », poursuivie dans « Les grands arrières » et ayant semblé atteindre son paroxysme et sa fin dans le volume précédent, justement, cette déchirure presque fratricide du tissu humain et spirituel du grand royaume s’est révélée peu à peu comme n’étant qu’un voile d’apparences, certes captivant, masquant avant tout sans doute le cheminement intérieur de Bellovèse, narrateur au récit décidément bien peu fiable, malgré ses grands élans d’honnêteté héroïque, narrateur dont la quête personnelle et l’introspection à tout va marquent l’histoire dite principale de tout leur poids mystérieux.

– Une fois que j’ai choisi ton camp, forcément, j’ai misé sur ta victoire. Mais au départ, ça ne s’est pas passé comme ça.
– Ça s’est passé comment ? Voilà une chose qui m’intéresse, Bellovèse. Pourquoi te ranger de mon côté ? »
Est-ce de la complaisance dans le malheur ? Ambigat est-il tombé si bas qu’il jouit de se dénigrer lui-même ? Bien que l’idée m’effleure, je ne peux me défendre contre un mouvement d’humeur. Cette curiosité sur la nature de ma loyauté a quelque chose d’injurieux. Alors j’aboie :
« Tout ce que j’ai fait pour toi, ça ne te suffit pas ? Tu as encore trop de partisans, peut-être ? Tu veux trier le bon grain de l’ivraie ?
– Ne prends pas la mouche, mon garçon. Qui oserait contester que tu es l’un de mes champions ? Au point où j’en suis, je ne boirais pas avec toi si je ne t’accordais pas ma confiance. La question que je te pose, ce n’est ni de la défiance, ni une lubie. Essaie un peu de mettre à ma place, j’ai besoin de comprendre… Ceux que je n’ai jamais traités en ennemis ont été si nombreux à me trahir que j’aimerais apprendre pourquoi celui que j’ai traité en ennemi prend fait et cause pour moi. Ça n’a rien d’une indiscrétion : tu as une leçon à m’apporter. Rêvons un peu… Imaginons que vos péroraisons finissent par m’embrouiller et que je reprenne les armes. Est-ce que je vais massacrer tous les rebelles ? Est-ce que je vais saigner à blanc la Celtique ? Je tuerai le nécessaire, c’est entendu, mais les autres, il faudra bien les faire revenir sous ma férule. J’aurai des ennemis par centaines à regagner. Voilà pourquoi tes raisons m’intéressent. Pour ma gouverne, tu m’instruiras sur ce qu’il serait bon de répéter. »
Si irritantes soient-elles, ses vaticinations ne sont pas dépourvues de bien-fondé. Certes, je n’ai nulle envie de me découvrir complètement à ses yeux ; du reste, comme me l’a reproché Cictovanos, je ne suis pas certain d’embrasser mes motivations profondes. Toutefois, quelque chose vient de s’infléchir dans le discours d’Ambigat : n’a-t-il pas envisagé de reprendre le combat ? Si je lui fournis la réponse qu’il attend, peut-être acceptera-t-il de dessaouler et de revenir dans le jeu.

Bien que son écriture soit à nouveau de très haute tenue (et que le maniement de différents registres ou tonalités par Jean-Philippe Jaworski maintienne intacte la troublante et inattendue poésie de la saga), ce cinquième volume souffre toutefois, à mon sens, et pour la première fois après plus de 1 000 pages, d’une étrange baisse de régime. Alors que le dévoilement (parcimonieux) de ses obsessions intérieures par Bellovèse lui-même marque le pas et ne nous dévoile ainsi pas grand-chose dans ces 250 pages-ci, les rebondissements militaires et politiques de la guerre civile peinent à maintenir la lectrice ou le lecteur en haleine, et une pernicieuse impression de déjà vu s’infiltre même par moments. Comme on ne saurait décemment soupçonner l’auteur de volontairement tirer à la ligne – et le soin apporté à donner ou redonner vie à certains personnages parfois trop vite étiquetés comme secondaires en témoignerait à lui seul -, on supposera donc que certaines péripéties guerrières devaient avoir lieu – au risque assumé du légèrement fastidieux – pour rassembler les conditions d’un dénouement spectaculaire que les trente dernières pages, ici, laissent en effet entrevoir, pour notre joie – et pour l’affreuse et délicieuse sensation de cliffhanger rarement encore atteinte à ce point-là dans la saga. Acceptons donc l’augure que ce cinquième volume n’était pas uniquement de transition, et que le sixième, impatiemment attendu, en révèlera a posteriori toute la nécessité narrative.

Quelque chose de vindicatif durcit toutefois cette figure bouleversée.
« Et pourtant je t’en veux, s’emporte-t-elle. C’est absurde, mais je t’en veux ! Je ne peux m’empêcher de penser que si tu avais accompagné Agomar au lieu de chercher Ambigat, les choses auraient tourné différemment.
– Tu me prêtes plus de pouvoir que je n’en ai.
– Allons donc ! Tu as survécu à ta capture ! Tu as sauvé cette ville ! Tu as ramené le haut roi ! Tu portes l’empreinte des dieux, Bellovèse. Je suis certaine que tu aurais trouvé le moyen de protéger le roi des Arvernes comme tu as couvert la retraite du roi des Bituriges. »
Ce grief ne me livre sans doute qu’une partie de sa pensée ; elle me reproche plus simplement d’être encore de ce monde quand ses fils et son frère ne sont plus. Bizarrement, je n’en éprouve nul sentiment d’injustice ; en fait, je partage presque sa révolte, car nous avons subi tant de pertes que je ne comprends pas très bien ce qui me vaut d’être toujours en vie. Suis-je encore marqué par le sort qui m’a jadis empêché de mourir ? Ou s’agit-il d’une malédiction subtile ? Parce que j’ai rompu un de mes interdits, peut-être me faudra-t-il souffrir la mort des autres avant d’arriver à mon propre terme. Peut-être suis-je toujours sur le chemin d’épines que j’ai emprunté à Aballo… En tout cas, je fais l’expérience d’une étrange disgrâce : voici que mes exploits peuvent devenir motifs de reproche dans mon propre camp. Si encore il ne s’agissait que de jalousie et de gloriole… Mais Cassimara est loin de nourrir des sentiments aussi bas. La prouesse que j’ai accomplie dans la forêt carnute, elle m’accuse de ne pas l’avoir réitérée sur les terres bituriges. Le prestige gagné en dépassant mes limites a changé la donne, non en m’accordant plus de pouvoir, mais en démultipliant les attentes que les miens placent en moi. Plus moyen d’être un guerrier parmi d’autres : impossible de rentrer dans le rang une fois consommé le tour de force. Il faudra désormais en faire davantage ; se contenter de succès ordinaires ne suscitera que du mépris.

Jean-Philippe Jaworski - Chasse royale – Deuxième branche IV » – Rois du monde 5 - éditions Les moutons électrique
Charybde2, le 2/04/2020

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