L'AUTRE QUOTIDIEN

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29/35 L'Homme-Sang voit rouge

- Ch’ai une zurprize pour doi... Kelk'un à de préssenter. Il y a eu deux surprises. La première fut de constater la présence de Burton Sr. en compagnie d’un jeune gars au sourire féroce. La seconde figea Biaise en bas des marches de la cave. Un choc émotionnel.

Plus d’une heure auparavant, au volant de sa Ford Fiesta, Biaise avait ressenti un frisson métallique et froid derrière l’oreille. Surpris, il sursauta à peu près de trois, cinq centimètres, avant de réaliser que c’était un flingue qui lui chatouillait le lobe. La position du rétroviseur intérieur ne lui permettait pas de donner un visage à la menace. Il sortait du parking de la gare de Montcathare. Tôt le matin, il avait quitté Matriona en prenant le premier train de la journée. Elle était restée à Touville, « Du nettoyage à faire. » Biaise ne lui avait pas demandé ce qu’elle entendait par nettoyage, persuadé qu’elle ne répondrait pas. Peut-être préférait-il aussi ne pas savoir.

- Tu fas suivre mes indicazions, et tout se paffera bien, avait dit la voix masculine au fort et risible accent germanique.

Un nouveau venu dans la danse du diable.

- J’espère que je ne vous ai pas fait attendre trop longtemps ?

- Nos préfizions étaient fiaples.

- On dirait bien. Laissez-moi deviner ? Vous êtes l’aile allemande de l’Ikeabana.

- D’es une grosse fûté. On tirait pas, comme za, à te foir.

- Je suppose qu’il n’est pas prévu que je puisse prendre une petite douche chez moi ?

Mentir, faire diversion. Les deux saucisses, le bacon et les œufs sur le plat du petit-déjeuner n’avaient pas satisfait les besoins élémentaires de Biaise. Loin de là. Il n’aurait pas craché sur un steak ou deux. Seulement dire à l’Allemand qu’il fallait qu’il remplisse ses entrailles ne lui avait pas semblé très judicieux.

- Doi, une touche ? ( L’homme rit. ) Elle est pien ponne. Contente-toi de zortir de la file sans faire d’hizdoire.

Les habits de Biaise jouaient en sa faveur. Il inspirait moins la méfiance. A la sortie de la ville, il aurait peut-être pu tenter quelque chose en passant devant la gendarmerie. Mettre un grand coup de volant, couper la route et s’encastrer dans le portail en klaxonnant comme un malade, mais la pression derrière son oreille s’est accentuée et l’a dissuadé de jouer au casse-cou. L’Allemand était plus méfiant qu’il ne le pensait.

- C’est trop vous demander de me dire où on va ?

- Kondende-doi de rouler. Ch’ai te ferai zigne quand tu defras tourner.

La départementale était très tranquille en ce milieu de matinée. On a continué sur une dizaine de kilomètres puis l’allemand a dit à Biaise de prendre le prochain accès sur la droite. Biaise a obéi. Inutile de jouer au plus malin et de fâcher un homme qui vous colle une arme derrière l’oreille.

A une allure réduite, la Ford s’est engagée sur la pente d’un chemin de terre aux ornières larges et profondes et bordé d’arbres. Biaise a ralenti pour diminuer les secousses dans l’habitacle. La maison rurale aux volets clos apparut après un parcours de cent cinquante mètres à peu près. Un Break Toyota stationnait sur un terre-plein aménagé en parking rudimentaire. L’Allemand dit à Biaise de se ranger là puis de descendre en douceur du véhicule et de se laisser guider. L’Allemand l'a conduit à la cave. Pas de quoi s’étonner. Les secondes suivantes, rien n’était plus pareil.

- D’en fais pas. Elle fa pien.

Biaise a opiné, incapable de sortir un son. Diane ! Sa mère. La pauvresse avait l’air de somnoler, ligotée en pyjama de soie coûteux sur une chaise avec une cordelette. Ils avaient dû la droguer pour l’emmener dans ce trou à rats. Malgré tout ce qu’il avait à lui reprocher, et oublié depuis si longtemps, la découvrir ficelée comme un gigot lui a pincé le cœur. Ils avaient osé s’en prendre à elle. Quelle sorte de sous-homme accomplissait pareille vilénie ? Kidnapper une dame âgée, sans défense, sans appétit, au motif de faire plier son fils. Bande de chacals, bâtards, vicelards, ordures, étrons de baleines. Ils allaient le payer cher. De quelle façon ? Biaise se triturait les méninges pour trouver une solution. Des pensées confuses lui traversaient l’esprit. Ne rien laisser transparaître. Se savoir armé ne le rassurait pas beaucoup. Il regarda les trois hommes déployés en arc de cercle autour de sa mère.

Burton Sr. avait toujours sa silhouette impeccable et son nez rouge. Le jeune gars au sourire féroce approchait la trentaine, un blondinet mince que beaucoup de femmes trouvaient beau. Ce riche héritier, désœuvré, avait été initié aux arcanes de l’Ikeabana par nul autre que Burton Jr, un de ses plus intimes amis. Quant à l’Allemand au double-menton, il était bedonnant, du gris dans les cheveux clairsemés et taillés courts, la cinquantaine sans charme du brasseur opulent qu’il avait été avant de se lancer dans une carrière politique qui stagnait trop à son goût. Les deux hommes que Biaise voyaient pour la première fois étaient respectivement Gordon Wallace et Marcus Lotz. Avec Burton Sr., ils formaient la nouvelle hydre à trois têtes de la secte en phase d’achèvement. Convaincus qu’au centre de l’agitation humaine il y a le crime, ils pensaient sceller leur engagement par un lien indissoluble, définitif, et comme dans toutes les croyances dignes de ce nom selon eux, ils se rassemblaient autour d’une valeur suprême et sacrée. Le sang. Verser le sang. La force de leur transgression assurerait la cohésion de leur groupe. Il s’agissait d’éliminer Biaise. Leur présence dans la cave répondait à ce seul motif.

Biaise a évalué ses chances. Très maigres. Il pouvait essayer d’allumer Lotz à travers la poche de sa veste, mais dans sa position et à cette distance, c'était prendre des risques considérables. Biaise avait démontré que ce n’était pas un as de la détente. Le proverbial éléphant coincé entre deux rayons d'un magasin de porcelaine, il l'aurait certainement loupé et touché Diane à la place ou fait des trous dans le mur. Et Lotz riposterait aussitôt. Et il visait certainement mieux que Biaise. Il pouvait le transformer en passoire, même si Biaise s'en remettrait et bénéficierait de l'effet de surprise, mais si l’Allemand lui logeait une balle dans la tête, il pouvait dire adieu à Diane et à ce monde. De toute façon, les deux autres ne resteraient pas les bras ballants à attendre que ça se passe. Gagner du temps. Les surprendre à son tour.

- On s'est dit que vous seriez plus compréhensif si votre chère maman était conviée à notre petite réception, dit Burton Sr..

- Messieurs, désolé de vous décevoir, mais vous avez commis une grossière erreur.

- De quoi tu parles ? demanda Wallace.

Biaise a ri.

- Mais de ma mère. Regardez-la. Qu’est-ce que vous croyez ? Elle m’a pourri la vie pendant des années. Vous me rendriez service si vous me débarrassez d’elle.

Les mecs se sont regardés, « Mais qu’est-ce qu’il raconte ? » Le coup du fils indigne les laissait pantois. Sa réaction, anormale, imprévisible, scandalisait les tueurs qui, eux aussi, ont des mamans. Une honte.

- Merde, mais t’as aucun respect. Il s’agit de ta mère, bon dieu ! dit Wallace

- Adoptez-la si ça vous chante. Je vous la lègue avec plaisir.

- On va passer aux choses sérieuses, dit Burton Sr..

Il s'est emparé d'un marteau et d'un long clou sur un établi. Wallace s'est glissé derrière Diane, lui a serré la mâchoire et lui a redressé la tête. Diane a gémi. Burton Sr. s'est approché lentement, a positionné le clou à quelques millimètres de l’œil droit. Il a levé le marteau. Les mecs rigolaient. Diane ne réagissait pas.

- Vous préférez peut-être l’autre ? dit Burton Sr..

- Vous avez rien de plus original ?

- T’es un malade, mec, sérieux, dit Wallace.

- Filez-moi le marteau, je vais faire le boulot moi-même.

- Mais, putain, t’as quoi dans le crâne ?

Biaise les a regardés, un à un, puis il a tourné son regard vers sa mère. Il était persuadé qu’elle avait pigé le truc. On n’avait pas trente-six options. Plus le temps de peser le pour et le contre. C’était ce qu’on appelle avoir le dos au mur.

Biaise a invoqué des dieux personnels, qu'ils lui donnent pouvoir, force et précision. Surtout la précision. Burton Sr. lui a tendu le marteau et a dit « Faites-vous plaisir ». Les dés en étaient jetés. Biaise a poussé un hurlement à se bousiller les cordes vocales.

- Mingus !

C'était sorti tout seul, sans préméditation. Son cri jazzy les a pris au dépourvu. Ils l'ont regardé, bouche bée, sortir le CZ 92 de sa poche et ouvrir le feu, profitant de la fraction de seconde de flottement dans l’air.

Sa première balle a touché Burton Sr. à la poitrine. C’était le mec le plus proche de Biaise. L’impact lui a donné des plis amers aux coins de la bouche. Le marteau et le clou ont fait un bruit métallique en heurtant le sol de béton. Burton Sr. a baissé les yeux et porté la main sur la tache de sang qui fleurissait sur sa chemise. Il l'a contemplée d'un œil stupéfait. Ses jambes ont fléchi puis il est tombé à genoux et s'est écroulé face contre terre, la main toujours sur le cœur. Et d'un. Le premier. Biaise ne ressentait rien, ni chaud ni froid.

Lotz et Wallace courbaient l'échine, rentraient la tête dans les épaules et saisissaient quelque chose sous leurs aisselles. Pas besoin d'être extralucide ou devin pour savoir qu'ils n'en sortiraient pas un calepin, un stylo, et encore moins un lapin ou la colombe de la paix, on n'était pas à un spectacle de magicien de troisième zone devant une brochette de vieux en soins palliatifs.

Manger ou être mangé, tuer ou être tué, ça ne faisait pas une grande différence. C’est la chaîne alimentaire de la guerre de tous contre tous.

Ils ont mis un genou à terre, leurs flingues braqués sur Biaise, qui s’est aplati au sol. Dans ce théâtre d'ombres et de silhouettes, il y a eu des bruits de détonation, des cris, des râles, et de la poussière s'est soulevé à quelques centimètres de la tête de Biaise et de sa main qui ne cessait d'appuyer sur la queue de détente, même après avoir tiré les trois cartouches restant dans le chargeur. La fusillade n'a duré qu'une poignée de secondes, mais comme on dit en pareil cas cela a paru interminable. Puis tout s'est arrêté net.

Un silence de mort a envahi la cave. On ne sentait plus que l'odeur de la poudre.

Biaise a été le seul à se relever. Les trois principaux membres de l’Ikeabana trempaient dans leur sang. Le crâne de Wallace avait volé en éclats. Plus de sourire féroce. Il était méconnaissable. Ces salopards avaient eu ce qu'ils méritaient. Biaise n’en tirait aucune joie.

A l'instant où Biaise s’est dit qu’il avait eu une veine insensée de les descendre, il y a eu du mouvement en haut des marches. Il a levé les yeux et pointé instinctivement son arme désormais inutile dans cette direction. Matriona lui souriait, un pistolet AF1 “ Strike One “ à la main. Sereine. Elle n’avait laissé aucune chance aux ravisseurs. Le temps qu'ils réalisent qu'un autre tireur faisait feu, elle leur avait déjà logé une balle de 9mm Parabellum dans le corps, suivie d'une seconde. Ils n'avaient eu aucune chance de s'en sortir vivants. C'était une experte, une tireuse d'élite, elle faisait mouche à vingt-cinq mètres.

Biaise a renoncé à comprendre ce qu'elle faisait là. La succession des événements défiait l'imagination. Il s’est précipité vers Diane. Elle ne bougeait plus. Quelque chose palpitait dans sa poitrine. Les tirs croisés avaient miraculeusement épargné la vieille dame.

- C'est fini, murmura Biaise.

Diane a relevé la tête.

- T'es bien sûr ? murmura-t-elle.

- Ça va aller, dit-il en lui caressant les cheveux.

Une sorte de gargouillis a attiré son attention. Lotz avait pris une balle dans la gorge. Etendu sur le dos, le sang qui lui avait inondé ses mains resserrées autour de la plaie poissait entre ses doigts. Les yeux vitreux, il cherchait à dire quelque chose. Biaise est allé se pencher sur lui afin de recueillir ses dernières paroles. Avant de clamser, Lotz a réussi à articuler deux fois envoiré, « Rien à foutre. Qu'il crève ! »

Biaise a détaché sa mère. Matriona l’a soutenue pendant qu’il lui passait un bras sous une aisselle. Il a adressé à la jeune femme un petit signe de remerciement de la tête.

- Tu nous as sauvés, dit-il.

- Décampons ! On va s'attirer de gros problèmes si on moisit dans le coin.

- Allez, viens. Ne restons pas là, souffla-t-il à l’oreille de Diane.

Elle était toute molle, les yeux dans le vague. Elle s'est laissée entraîner, comme si elle était privée de volonté propre, « Une zombie. » Ouvrant la voie, Matriona, le Strike One braqué devant elle, se tenait prête à descendre tout ce qui se mettrait en travers de leur passage. Le trio remonta l'escalier de pierre, franchit la porte de la cave, emprunta un couloir interminable, poussa la lourde porte d'entrée et enfin à l'air libre on a repris son souffle. Derrière eux, on laissait trois cadavres, et une cave éclaboussée de fragments d'os, de sang et de matière cervicale, empestant la poudre et le relâchement des vessies et des sphincters. Si à ce moment précis Biaise avait confié à Diane et à Matriona qu’il avait besoin de se taper au moins un kilo de viande rouge dans les plus brefs délais, pas sûr qu’elles l’auraient compris.

- On s'en est sortis, bordel, on s'en est sortis ! dit-il.

- Chante pas victoire trop vite, papillon, dit Matriona.

- Ouais, mais on est vivants !

- Faut croire que la chance sourit aux amateurs.

- Mais comment t’as fait pour me retrouver ?

- Hier soir, j’ai glissé une puce de géolocalisation dans ta veste.

Si simple, si facile. Matriona commença de descendre le chemin de terre suivie de Biaise supportant Diane. Elle tourna la tête pour voir s’ils lui emboîtaient le pas.

- Et ma Ford, j’en fais quoi ? demanda Biaise.

- Tu iras déclarer son vol, dit Matriona. Tu iras aussi jeter ton pistolet dans le fleuve.

A l’ombre des arbres, le trio rejoignit la BMW garée en contrebas.

On étendit Diane en chien de fusil sur la banquette arrière puis Matriona s’installa au volant, Biaise à ses côtés. A peine assis, il devint livide, se mit à transpirer et sa tête à tourner. De plus en plus fort et de plus en plus vite. Une force centrifuge à lui essorer le cerveau.

- Je me souviens maintenant, dit Biaise d’une voix très faible.

Ce furent ses dernières paroles avant de perdre connaissance.

Un tsunami émotionnel avait submergé Biaise. A la surface de son esprit, tout était remonté d’un bloc fait d’éclats de vision de sa vie oubliée. De l’homme qui meurt, on raconte qu’il peut voir défiler des instantanés de divers instants vécus, de Biaise, on peut dire que le choc de revoir sa mère dans de telles circonstances a libéré brutalement les éléments soigneusement occultés pendant des années.

Jean Songe le 30/03/2020
29/35 l’Homme-Sang voit rouge


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