Aux côtés des nazis à Berlin et Sarajevo avec Luke McCallin
Crimes et enquête au cœur du panier de crabes nazis et oustachis de Sarajevo en 1943. Impressionnant.
Avant la deuxième guerre mondiale, Gregor Reinhardt était un enquêteur phare de la Kripo, la police criminelle allemande, à Berlin. Lorsque la dimension politique et la mainmise nazie sur l’ensemble des forces de police lui deviennent par trop insupportables, ce héros décoré, ancien des Troupes d’Assaut de 1918, accepte l’offre de vieux amis de rejoindre l’armée, et plus précisément les services d’enquête interne de l’Abwehr, le renseignement militaire. C’est ainsi qu’il se retrouve en poste à Sarajevo en 1943.
Reinhardt se réveilla avec un frisson, une fois de plus, s’arrachant à ce rêve, ce cauchemar : un champ en hiver, la brume et la fumée qui dérivent nonchalamment au-dessus du sol labouré, les cris staccato des condamnés et des enfants. Il balança les pieds vers le sol, s’assit avachi sur le bord du lit, la tête entre les mains, et écouta les appels à la prière qui provenaient simultanément de différents minarets alors que le soleil se levait sur la vallée de la Miljačka. Les yeux rendus vitreux par l’épuisement, la tête ravagée par la migraine et le ventre remué par un tourbillon acide, il regarda sans la voir la lumière ramper à travers sa chambre, son esprit encore enlisé tâchant d’échapper aux griffes de son rêve. Une odeur de fumée le fit sursauter et il cligna des paupières pour dissiper ce souvenir âcre et douloureux. Ce n’était qu’un souvenir, mais qui indiquait une fois de plus que son univers intérieur se répandait dans le monde éveillé. Il se demanda s’il était en train de devenir fou.
Le résumé initial de la situation de cet « Homme de Berlin », publié en 2013 et traduit en français en 2015 par Laurent Bury aux éditions du Toucan (avant d’être repris en poche chez Folio Policier) aurait pu faire craindre que Luke McCallin, travailleur de l’humanitaire ayant beaucoup bourlingué dès son jeune âge, et notamment dans les Balkans, se soit contenté de proposer une émulation de la magnifique saga de Bernie Gunther, construite par Philip Kerr en quatorze volumes entre 1989 et 2019. Même si les principaux repères en sont communs, ce n’est néanmoins pas le cas, tant « L’Homme de Berlin » tire parti avec brio de deux domaines dans lesquels Luke McCallin a puissamment investi son énergie et ses recherches historiques.
D’une part, il navigue avec cruauté et pertinence dans l’incroyable imbroglio bureaucratique du IIIe Reich, superposition hallucinante de juridictions, d’organismes, de rivalités, d’intrigues de pouvoir et d’influence alors même que la guerre fait rage (et tourne plutôt mal, la reddition de la VIe armée de Von Paulus à Stalingrad a eu lieu quelques mois plus tôt, et les partisans communistes en Yougoslavie sont en train de s’imposer comme une force avec laquelle il faut vraiment compter localement), cette administration ramifiée, mécanique et pluri-autonome dont les généalogies ont été si puissamment analysées notamment par Christian Ingrao dans « Croire et détruire » ou dans « La promesse de l’Est ». Entre états-majors des corps ou des divisions regulières de la Wehrmacht, chefs de la Waffen SS, Feldgendarmerie, Abwehr, SD, Gestapo ou même, moins connue, GFP (Geheime Feldpolizei, la police secrète militaire), auxquels il faut ajouter les organes du gouvernement oustachi croate, son armée, sa police et ses diverses milices, le panier de crabes est total, et particulièrement bien documenté.
D’autre part, mêlant travail de documentation approfondi et expériences personnelles recueillies par l’auteur lors de ses séjours locaux autour de la guerre de Bosnie, l’intrication des haines ethniques, malgré la tentative titiste, le réseau serré de drames et d’atrocités historiques, pour lesquels – ne l’oublions pas – les oustachis, croates, catholiques et quasi-déments, d’Ante Pavelić tiennent alors de très loin le leadership, fournit un carburant terrifiant aux intrigues d’époque, en même temps qu’une sombre matrice de compréhension d’un contemporain encore récent, et sans doute pas totalement enfui malgré les apaisements relatifs – et Luke McCallin partage cet héritage empoisonné, pour nous, lectrice ou lecteur, avec une force singulière.
Padelin grogna.
« Intéressant, fit-il sans aucune conviction.
– Et les corps ? Quelque chose vous frappe ? » Padelin plissa le front. « Vous avez remarqué quelque chose d’intéressant ? expliqua Reinhardt.
– Ça n’était pas beau. »
Reinhardt hocha la tête machinalement.
« Alors quelles sont vos impressions ? Qui a fait le coup ? » demanda-t-il en ravalant l’impatience croissante que lui inspirait cet homme.
Padelin émit un gigantesque bâillement et se gratta le menton.
« Moi ? Les Partisans, les communistes, les Juifs, les Serbes, à vous de choisir. Elle ne les aimait pas plus les uns que les autres, et ils le lui rendaient bien. Elle vivait seule. Elle était une cible facile. Vous savez, on lui avait à plusieurs reprises proposé une protection policière, mais elle avait refusé. »
Reinhardt se pinça le bas du nez.
« Vous savez, Padelin, mon expérience m’a appris qu’en général, avec les meurtres, il ne faut pas aller chercher l’assassin bien loin. Le plus souvent, c’est quelqu’un que la victime connaissait. Un membre de son entourage. De sa famille, même. »
L’inspecteur l’écouta, les paupières lourdes.
« Vous croyez que je ne le sais pas ?
– Si, bien sûr, dit Reinhardt, trop vite à son goût. Je suggère simplement qu’avant de réunir des suspects politiques, nous devrions procéder méthodiquement.
– Nous pouvons peut-être faire les deux », répondit Padelin. Il entrelaça ses gros doigts, les serrant les uns contre les autres. « Mais il me paraît évident, et cela devrait l’être aussi pour un ancien policier comme vous, qu’il y a une nature criminelle chez certains individus. Certaines races aussi. Les Juifs. Les Serbes. Les gitans. C’est plus fort qu’eux, ils commettent des crimes. »
Reinhardt n’avait plus rien entendu de tel depuis des années, depuis que les nazis avaient mis la main sur l’académie de police de Berlin et s’étaient mis à enseigner ce genre de sottises.
Luke McCallin - l’Homme de Berlin - Folio Poche
Charybde2, le 25/03/22020
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