L'enchantement profond et subtil de “La Maison Indigène” de Claro

Une Maison pour les trouver tous et dans la beauté les lier : magie d’une enquête poétique à propos d’enquêtes politiques, familiales et littéraires.

Ci-gît une maison blanche dont le cœur à ciel ouvert laisse résonner autre chose que des pas. Où personne n’a jamais vécu mais que chacun ou presque peut hanter. En guise de pulsation, quand le soir tombe et avec lui notre soif d’élévations, on y perçoit l’écho des noms dont on l’a affublée, des noms rafistolés au fil des ans par l’Histoire, et qui tous ont échoué à ternir ses aspirations solaires. On l’appela dans un premier temps la Maison indigène, ou Maison mauresque, mais certains préféraient dire : la Maison du Centenaire, ou encore la Villa du Centenaire, puisqu’elle avait été inaugurée à Alger en 1930, à l’occasion du centenaire de la présence française en Algérie. Après l’Indépendance, elle devint, à la suite d’une impressionnante dilatation temporelle, la Maison du Millénaire – la vieille Al-Jazā’ir ayant alors purgé vaillamment ses dix siècles d’existence.
Qu’elle soit centenaire ou millénaire, mauresque ou algérienne, française ou ottomane, je la sais secrète et complexe, tout en bruissements contenus, au sein même de son silence. Comme toutes les maisons, elle a désiré des hommes dans son ventre de pierre, et comme toutes les maisons, elle a pris soin de leur rappeler qu’ils n’étaient que des hôtes éphémères. Des silhouettes s’y découpent, certaines familières, d’autres plus énigmatiques, mais toutes ont à mes yeux l’attrait de fantômes précieux. Je distingue des accents, je reconnais certaines allures. Ce sont mes étrangers premiers, mes proches d’antan. Vers eux, aujourd’hui, je vais. À reculons, en espérant que le mur de cette maison aura la tiédeur d’un torse ami.

Par quels faisceaux d’indices et de pistes peuvent se trouver liés l’écrivain Albert Camus, le cinéaste Gillo Pontecorvo, l’urbaniste Jean de Maisonseul, le combattant indépendantiste et futur producteur Yacef Saadi, le poète Jean Sénac, l’architecte Le Corbusier, le peintre Sauveur Galliéro, le libraire-éditeur Edmond Charlot ou encore l’écrivain Emmanuel Roblès ? On pensera sans doute Algérie, et on aura évidemment raison, mais la contre-enquête proposée par Claro, dans cette « Maison indigène » publiée en mars 2020 chez Actes Sud, loin de se focaliser sur le personnage de Meursault, comme Kamel Daoud en 2013, mais bien plutôt en résonance étrange avec le « Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu » d’Emmanuel Ruben, opère une série de détours étourdissants à partir d’une étonnante pierre fondatrice, celle de la bâtisse monumentale construite par son propre grand-père, Léon Claro, en 1930 à Alger, à l’occasion de la célébration hautement coloniale du centenaire de la présence française sur ces terres.

Située en marge de la Casbah, sur une place portant naguère le nom de place d’Estrées, la Maison indigène laisse passer les révolutions, celles des astres comme celles des hommes, peu lui importe, car quels que soient ses maîtres elle rafraîchira leur couche, et s’il faut brûler elle brûlera. Sa façade évoque de très antiques molaires aux racines incurvées – de fins étançons de thuyas -, ornées de modestes caries – d’étroites percées inaccessibles à la curiosité des passants. Tout en haut, là où dore son crâne, s’étend une terrasse d’où l’on peut voir, si l’on tourne le dos à la ville, tout ce qu’une mer peut offrir à ses enfants et à ses démunis. Tissée sur le métier d’un songe néomauresque, enrichie par la chair même des ruines de la basse Casbah, elle offre au seul ciel la vision de sa cour intérieure – wast ed-dar – que protègent d’on ne sait quoi des arcades ogivales disposées en portiques, abouchées à quelques chambres aveugles. Un escalier s’enfuit dans la béance d’un angle, desservant des pièces principales qui doivent leur fraîcheur à la paupière des coupoles ; plus haut, après la dernière marche, paresse un toit où se plaisent à claquer les voiles des draps quand le vent se lève, un étage quasi céleste réservé aux femmes interdites.
On pénètre dans la Maison indigène par un vestibule qui va s’élargissant avec fluidité en une sqiffa avant d’aboutir au bienveillant atrium – là, une fontaine fait ce que font toutes les fontaines : chanter pour apaiser. Non loin, derrière ses murs, là où le monde persiste à s’agiter, des jardins et des boutiques pour touristes laissent monter vers elle parfums et barguignages, tandis que des lauriers roses lancent leurs fragrances autour des membres torves de ses figuiers.
Un gouvernement l’a commandée. Un architecte l’a bâtie. Un président l’a inaugurée. Des hommes de bonne volonté l’ont visitée. Dessinée, photographiée, filmée, reproduite, commentée, décrite, délaissée, restaurée, elle a gardé son visage originel, et si sa persistance dit aujourd’hui autre chose que la célébration d’une présence imposée, elle n’en a pas moins l’âge de mon père et le regard de mon grand-père, puisque le premier est né dans son ombre et que l’autre l’a plantée en plein soleil.

En 160 pages, Claro conduit un formidable travail au cœur de l’écheveau des coïncidences historiques, humaines et personnelles. Incité à l’origine par son ami Arno Bertina« tombé, au cours de recherches, sur cette petite information qu’il avait eu à coeur de me donner en pâture : « L’un des premiers textes écrits par Camus a été « La Maison mauresque », qui décrit une villa bâtie par Claro. » », à s’attaquer à ce « pli du temps magnifique à déplier », il utilise toutes les ressources de sa langue diabolique et joueuse, celle que l’on a déjà vu se déployer en des circonstances soigneusement fictionnalisées dans « Tous les diamants du ciel » (2012) ou dans « Substance » (2019), confrontée à une extrême dureté du monde métaphorique des mannequins utilitaires dans « Crash-test » (2015), pour conduire une enquête bien particulière, contaminée d’emblée par un matériau personnel et familial jusqu’alors repoussé en « point aveugle » au sens de Javier Cercas, une enquête qui se doit de trier parmi les hasards et les nécessités, de tenter de donner un sens à un enchevêtrement de liens – fortuits ou non, c’est de cela qu’il faudra aller décider, à la limite mathématique de la fonction mise en œuvre -, tri d’occurrences à ordonner auquel se consacraient déjà, sous d’autres apparences narratives, le fondateur « Livre XIX » (1997) ou la cathédrale « CosmoZ » (2010).

À l’écart de ce « tapage », pour ainsi dire en cale sèche, la Maison indigène semble attendre, à la croisée des temps, à la lisière des heurts. Qu’attend-elle ? Des visiteurs plus sensibles ? Une bombe plus responsable ? Un bouleversement né de son ombre même ? N’est-elle qu’une fantaisie destinée à satisfaire la curiosité du passant en redingote, las du soleil autant qu’épris d’orientalisme ? Blanche et mutique, que dit-elle de la conscience coloniale ? de l’art néomauresque ? du temps qui passe, puis explose, puis passe encore ? Et si elle était tout autre chose ? Une matrice. Une page vierge dressée à la verticale, en attente d’une encre empathique, capable de mettre en branle un destin.

Conçue par Jean de Maisonseul, la tombe de Jean Sénac au cimetière d’Aïn Bénian

Si, derrière la figure révélatrice du grand-père bâtisseur Léon Claro, la quête du père Henri Claro aurait pu s’affirmer comme le fil rouge central de ce récit à facettes, elle n’en sera finalement, de facto, qu’un carburant incident. C’est que la véritable affaire, qui se révèle au fur et à mesure que les plis des coïncidences se déplient, et que les nœuds de significations se dénouent, a bien trait à la poésie, et c’est sans hasard aucun, cette fois, que les échos paradoxaux tant de la démonstration de « Comment rester immobile quand on est en feu ? » (2016) que de l’exploration métaphorique et mise en abyme littéraire de « Hors du charnier natal » (2017) se manifestent de moins en moins subrepticement alors que les pages tournent. Si le substrat politique de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie est bien présent à chaque détour, si l’histoire familiale en déchiffrement forcé surgit à chaque pas, le faisceau central du questionnement de Claro est bien celui des correspondances baudelairiennes : par quelle alchimie pythagoricienne jamais avouée le poète et la poétesse extraient-ils l’art et le songe du magma apparemment informe – ou, au contraire, trop déjà orienté – du réel circonstanciel ? Et c’est ainsi que nous est offerte, sous une forme intime inédite, une grande leçon secrète de littérature en action, qui n’a rien à envier, bien au contraire, à celles, si puissantes, du « Cannibale lecteur ».

Je pourrais multiplier ces carambolages, ces frôlements, en faire l’inventaire exhaustif, mais il y a quelque chose de vain et de vertigineux à suive des trajectoires distinctes dans le seul but de repérer les moments et les lieux où elles convergent, dialoguent, comme si des hasards liés nécessairement à la contingence géographique et historique pouvait surgir un sens, et que dirait alors ce sens, que dit-il sinon, là encore, le fade mais rassurant miracle de l’aléatoire ? À moins qu’il ne dissimule autre chose, dont je cherche à me protéger. Ce livre est une enquête, mais ce qui est recherché ici n’est pas nécessairement une clé. Plus qu’une quelconque vérité familiale dont j’aimerais éventuellement faire le deuil, ce qui m’importe dans le pli de ces pages c’est, je crois, de toucher à l’alpha de leur raison d’être. Je n’entre pas dans la Maison indigène par hasard. Nul ne m’y a invité, et pourtant m’y voilà tout entier, non à mon corps défendant mais étrangement consentant. Ceux qui en sortent, et que je croise en chemin, ont changé après cette visite, leur œil s’est éclairci, me laissant espérer à mon tour un changement, quel qu’il soit.

Claro - La Maison indigène - éditions Actes Sud
Charybde2 le 19/03/2020

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Photo ® José Cañavate Comellas