Rame, rame, rameurs, ramez… sur la Loire avec Michel Jullien
Vingt-six jours en barque sur la Loire pour des découvertes poétiques et physiques insoupçonnables.
Nous disposions d’un an pour tenir parole ou l’enterrer. La sotte idée revint parfois au détour d’un dîner, plus molle que dans le jardin nivernais, elle reprit corps vers Noël quand les trois cinquantenaires répondirent à une annonce du Bon Coin : « Vend barque. » Nous voici cette fois dans le Vexin, chez un particulier, devant une ancienne barge de pompiers, une grosse ferraille rouge et piquée (peut-être moins rouge qu’entièrement rouillée), un parallélépipède écrasant, dénué de fuselage, fond plat, carène épaisse, des plats-bords ourlés, lippus, quelque chose d’immaniable, long de sept mètres pour deux de large, deux cents kilos à l’œil, poids net. Le jardin du vendeur n’y tenait pas. Il fait l’article, il nous affirme que sa barcasse n’est percée de nulle part, très bien, mais tout de même, une telle charge, tant d’embarras, l’excès de place pour trois passagers, rien qui ne semblât correspondre aux élégants remous des passes étroites que nous avions repérées depuis le pont de Nevers. Le prix fondait de lui-même sans que nous eûmes à marchander, et même ainsi, au dernier tarif, la transaction capota. Cette déconvenue du Vexin ne fit qu’attiser notre détermination et, retour à la campagne, sous un tilleul, tous trois compulsions des catalogues d’accastillage, chiches en prototypes, des barques en réclame. Un modèle nous séduisait parmi tous, nous mîmes ses mesures à l’épreuve sur le perron en ciment de la maison nivernaise ; son contour fut tracé sur le sol, à la craie, nous jetâmes trois grossières planches en travers du gabarit – nos bancs -, sur quoi s’asseoir, par terre, genoux pliés, afin de prendre connaissance de nos aises, de la surface utile et des complications de croisements à l’instant de changer les tours d’aviron. Quelques bagages imaginaires furent rapportés à l’intérieur du modèle ébauché à la craie. Nous ramâmes même, comme ça, à vide, à jeun, sous le regard interdit de nos enfants, sans roulis ni tangage, sur la terre ferme, avec le soin de ne pas faire dépasser un pied du patron dessiné sur le ciment, souquant dans une barque illusoire, au pas de la porte, quelque part en Bourgogne.
Il faut bien toute la magie de l’écriture de Michel Jullien pour transformer, nouveau miracle dont il est pourtant désormais si coutumier, le pari éméché de cinquantenaires, un soir à Nevers, sur un pont dominant la Loire, en une odyssée à la fois déterminée et primesautière, évitant aussi bien les affres du récit de voyage qui se perdrait de vue que celles de l’enquête simplement paysagère, celles de l’héroïsme au quotidien comme celles du comique du légèrement absurde, pour nous proposer de tout cela un mélange audacieux et très vite radicalement différent. Comme le copiste moyenâgeux amateur des tavernes de Montfaucon (« Esquisse d’un pendu », 2013), comme le Crétois mécanicien poids-lourds et sourd-muet (« Yparkho », 2014), comme le promeneur de bouvier bernois (« Denise au Ventoux », 2017), comme les mutilés de guerre et platoniques amoureux d’aviatrice héroïne de l’Union Soviétique (« L’île aux troncs », 2018), les trois embarqués de « Intervalles de Loire » (Verdier, 2020) entrent immédiatement dans notre paysage mental par une fenêtre hautement improbable, pour normalement ne plus le quitter : non pas une traversée de la France à la nage (Pierre Patrolin sera pourtant évoqué au détour d’un remous du fleuve), mais bien une descente de la Loire à la rame.
Le cours de Loire a ses traquenards, naturels, artificiels. Les seconds consistent en des barrages, des ponts, des centrales nucléaires (quatre au parcours). Les premiers sont constants : îles et bras morts – ce qui revient au même. C’est tout le temps, une ample largeur de fleuve se déploie devant avec trois îles en ligne de mire, soit quatre voies d’eau, l’une préférable, de bon courant, pour trois culs-de-sac, des passes de haut-fond où se fourvoyer – on appelle ça des « boires » -, toutes choses aperçues à ras d’eau, sans recul, quel chemin prendre ? Il existe des cartes fluviales qui ne sauraient décompter tous les îlots, elles ne préviennent pas des bancs sablonneux, des faux accès, des enrochements, leur coloriage uniforme ne dit pas qu’entre un large chenal et un moindre goulet la seconde passe est souvent la meilleure, là où l’eau s’étrangle, rend la vitesse, soulage les rames. Les voies satellitaires de Google Earth, elles, sont d’authentiques photographies ; l’eau n’y est pas bleue selon la convention des cartes. Elles permettent de s’approcher au plus près du relief ou, au contraire, de s’en éloigner. En réglant le plafond à huit cents mètres de hauteur, en décomposant toute la Loire à coups de captures d’écran, nous obtînmes 582 images reliées sous pochettes plastiques, scotchées contre l’humidité, une gros volume que nous appelons le Navigator, le photomaton de la Loire. Les clichés n’ont rien de parfait, ils montrent toutefois des zones fluviales de franche coulée, des faveurs géographiques, des scintillances tisane, des vers profonds où vit le vrai débit tandis que des valeurs jaunasses trahissent les artères léthargiques, les courants émollients, les voies de garage. L’échographie du fleuve entre bas et hauts-fonds.
Là où Emmanuel Ruben suivait à rebours et à vélo les berges du fleuve (« Sur la route du Danube », 2019), là où Iain Sinclair s’hybridait sur la Tamise en pédalant sur son cygne géant (« London Overground« , 2015 – ou plus exactement le documentaire filmé qui y est évoqué, son « Swandown » de 2012), là où Thierry Michel nous emmenait sur un bac public hétéroclite remontant le Congo (« Congo River », 2006), Michel Jullien nous invite au ras du flot lui-même, en une noria extrêmement physique, demandant ajustement progressif, entre trois bancs comme autant de galères potentielles, celui de la vigie, celui du barreur et celui du rameur, où se succèdent les relais horaires et les quarts nécessairement mal nommés. De Balzac à Michaux, de Renard à Ramuz, et bien sûr de Julien Gracq, les cinq compagnons littéraires d’élection pour cette aventure fluviale (à laquelle le Curzio Malaparte de « Kaputt », invité, ne se joindra finalement pas, alors qu’auraient pu rôder, en pensée, le Jean Giono du « Chant du monde », le Pierre Michon des « Onze » (le chaland de Loire et la gabarre seront présentes ici le moment venu) et – pourquoi pas ? – le Mark Twain de « Huckleberry Finn »), entre méditations soudaines et musardages réguliers, c’est pourtant dans une navigation prise pour elle-même, au creux du muscle qui fatigue et de l’œil qui divague, que ces « Intervalles de Loire » prennent leur place belle et troublante.
Ainsi l’alignement vertébral du barreur est à l’épreuve, bloqué dans le même hémisphère, son esprit en alerte. Bossu besogneux à la traîne des circonstances. En moins de temps qu’il ne l’imaginait, il se met à briguer la place centrale, celle qu’il redoutait, le banc B.
Au fil de ces vingt-six jours, nulle expédition touristique, mais une expérience singulière, nourrie petit à petit et mine de rien de grenouilles et de libellules, de pêcheurs impassibles et de berges boueuses, de vicissitudes et de quartiers libres, pour nous offrir une plongée rare dans ce qui peut aussi relier secrètement des centrales nucléaires ou thermiques à des ports de commerce, des raffineries géantes à de modestes embarcadères, dans ce qui se joue dans les rituels d’étape, dans un parti pris de frugalité suprême, dans la démarche même, naturellement hésitante, du pied à terre occasionnel, pour ces trois hommes dans un bateau devenus conquérants déterminés d’un inutile de proximité : une expérience poétique légèrement déroutante, intense et paradoxale.
Toute une palette de bruits nous accompagnent, conformes à la saison ; nous les coupons par le milieu du fleuve, comme s’il y avait deux étés simultanés, l’un rive gauche, l’autre rive droite. Ça pour l’ouïe tandis que la vue fait de drôles de rencontres au fil de l’eau. De canton en canton elle croise un bazar d’ustensiles, des biens domestiques hétéroclites abandonnés en pointillé, certains sur la berge, confondus dans la végétation, le plus souvent immergés. Un bout dépasse par quoi se dévoilent les objets mais la peine que nous avons à les reconnaître tient peut-être moins à la vision partielle qu’on en a qu’à leur présence saugrenue en ces lieux. Elle tient aussi à ce que la plupart se présentent les quatre fers en l’air. Comme pour les bruits, la liste recommence avec en premier lot bien des choses ayant trait à la notion de déplacement, d’anciennes vitesses désormais clouées au terrain. Là c’est une portière, un capot, là une voiture dont le toit fait plateau par-dessus la coulée, vitres ouvertes, des pneus flottés, d’entiers morceaux de vélos, un scooter amputé de ses roues, un kart englouti ou, à cheval entre la rive et l’onde, une Clio calcinée avec un arbre proche rôti au tronc. On rend au fleuve une véhiculation éculée, hors service, on offre à son débit les ex-voto automobiles, les accélérations démodées, confiées dorénavant à celle du fleuve, régénérées par son mouvement perpétuel, comme si la dynamique des vieux engins n’avait pas dit son dernier mot, comme si ces véhicules n’avaient pas épuisé toutes les ressources de leur vélocité passée, qu’en dernier geste on les livrait à l' »échappement libre ». (Partage des sociétés : des voitures mandatées à la Loire, des cadavres remis dans le Gange.) Un article nous navre parmi tous : une énorme valise, une Samsonite envasée, baignant à demi (forcément avec des roulettes), encore toute rose, une poignée coulissante hissée haut, ses angles affublés d’un manchon de glaise, rêve à elle seule de voyages, de soutes d’avion, fétiche de périples, de tourisme lointain.
Michel Jullien - Intervalles de Loire - éditions Verdier
Charybde2, le 4/02/2020
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