L'AUTRE QUOTIDIEN

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Alvéoles Ouest et la poésie portuaire et sociale de Florence Jou

Trois cales sèches bruissantes de vie et de poésie pour dire sans fard l’histoire sociale et industrielle d’une grande ville portuaire.

« Architecture datant des années 1860, le Grand Café a d’abord été un lieu de restauration et de convivialité. Central, l’édifice se déploie sur deux étages. Après avoir ensuite connu diverses utilisations, il est racheté par la municipalité en 1994, puis réhabilité en Centre d’Art Contemporain. En plus de ses 400 m2 d’espace d’exposition, le Grand Café dispose d’un centre de documentation (dans les anciennes cuisines). Si le lieu s’inscrit dans la continuité de cette histoire, pour autant il est adapté à sa vocation actuelle : exposer des œuvres. En tant que Centre d’Art Contemporain, le Grand Café n’a pas vocation à constituer de collection. Il a pour rôle d’accompagner les artistes dans la production et la coproduction de pièces, dans la réalisation d’expositions, voire dans l’édition de monographies et livres d’artistes. Cette coopération approfondie permet aussi au Grand Café d’exposer des œuvres inédites. »

Comment donner à ressentir et à penser le flux historique et humain singulier dans lequel peut s’inscrire un lieu qui commença sa vie comme café (au sens du XIXème et du début du XXème siècle en 1864, pour, miraculeusement épargné par les bombardements dantesques de 1943-1944, devenir successivement salle des ventes, bureau d’études et presque friche urbaine, avant de se réincarner en centre d’art contemporain, autant que possible emblématique d’une ville vibrante d’industrie et de société comme l’est Saint-Nazaire ? C’est à ce défi conceptuel et poétique que Florence Jou (dont on avait tant apprécié, déjà, le bref et incisif « C’est à trois jours », comme l’installation sonore « Fordlandia », réalisée avec Dominique Leroy et disponible aux éditions Jouici – pas de lien autre que le hasard entre les deux noms propres, pourtant), artiste en résidence au Grand Café à l’automne 2019, précisément, s’est attaquée avec un rare brio langagier et une audacieuse imagination intellectuelle, en nous offrant cet « Alvéoles Ouest », spectacle, film (dont un extrait est disponible ici) et enfin texte publié aux éditions Lanskine en février 2020. Grâce à un dispositif singulier, à mi-chemin travaillé entre poésie et théâtre, reposant sur trois alvéoles (comment ne pas penser, même si elle n’est pas ici directement évoquée, à la base sous-marine construite par l’Allemagne lors de la deuxième guerre mondiale, cible intacte ou presque des bombardements alliées, et épicentre aujourd’hui de la reliaison en cours de la ville à l’estuaire et au front de mer), alvéoles à la présence à la fois simultanée et cadencée, occupées scéniquement et littérairement par les acteurs symboliques du Grand Café et, à travers eux, par les témoins vivaces des 150 ans écoulés.

Beluga XL dans le ciel,
nouvelle génération,
transporte deux ailes de l’Airbus A350 XWB,
va se poser sur l’aérodrome de Gron.

Beluga XL dans le ciel,
ils regardent son fuselage en forme de baleine souriante,
fument des cigarettes,
sur le balcon,
se répètent peut-être
« Sacré mastodonte, le Beluga, nouvelle génération ».

Beluga XL dans le ciel,
ils entendent les saluts émerveillés,
les applaudissements depuis la fan zone qu’Airbus a ouverte,
attenante à l’usine de Montoir et au tarmac de l’aérodrome,
accueillant les 80 ouvriers qui se sont relayés autour du super-cargo à bulbe énorme.

Marcel Trillat, « Les prolos », 2002

S’il s’agissait bien de saisir dans toute sa couleur, grise ou jaune, blanche ou tricolore, un arrière-plan alliant la fierté industrielle (qu’elle s’enracine dans un spectaculaire avion-cargo géant ou dans la toile d’acier des Chantiers de l’Atlantique et de ses méga-paquebots) aux luttes sociales jamais vraiment abandonnées (on se souviendra par exemple que les sous-traitants, ici même, des chantiers navals formaient l’un des six points d’enquête et de réflexion sélectionnés par Marcel Trillat dans son superbe documentaire, « Les prolos », en 2002), il importait au moins autant de trouver, dans chacune des trois alvéoles conçues au coeur de cet « Ouest », à qui parler. Et c’est ainsi qu’aux côtés d’une redoutable voix off contextuelle, à la fois diaphane et acérée, nous trouverons ici Daniel et Jean-Paul, anciens du bureau d’études qui occupa le lieu de 1969 à 1989, témoins d’une époque révolue où l’on pouvait parcourir à l’occasion, « pour de bon », le chemin séparant l’ouvrier de l’ingénieur, en se plongeant par exemple dans les plans de rénovation de la raffinerie voisine de Donges, dans les tuyauteries du géant navire Souvenir des Mers ou dans les câblages d’une usine de polystyrène à Bakou, Éric et Amélie, néo-prolétaires écartelés entre la préparation de commandes à haute cadence et la résistance intérieure soutenue de lectures contestant le nouvel ordre établi (le clin d’œil à Sam Bourcier ne peut pas ici être anodin), et enfin, dernier acteur, le processus lui-même, incarné à son extrême limite administrative, qui conduisit à la transformation du lieu en centre d’art contemporain, et à sa construction programmatique.

Le Grand Café, bureau d’études, 1972

Habillés de blouses blanches,
ils ont déplacé des règles, des équerres, des traces-ellipses,
des traces-lignes,
vécu dans l’odeur d’ammoniaque, et les volutes de gitanes et gauloises,
mis des plans dans la tireuse.

Ils avaient des crayons à différentes mines entre les mains,
des rotrings encre de chine,
ils dessinaient sur du calque végétal puis sur du stabiphane,
ils avaient un kutch, une règle,
ils dessinaient au 33e,
ils parlaient en pouces.

Calculatrices et photocopieuses n’existaient pas,
encore.

Au-delà de l’intelligence de son dispositif, Florence Jou impressionne par son maniement d’une langue à géométrie subtilement variable, épousant les mots de jadis et d’aujourd’hui pour leur offrir de possibles mutations signifiantes, capable d’ouvrir simultanément – ou à de très brefs intervalles – des perspectives poétiques ignorées comme des prises de recul éminemment politiques, des résonances intimes de prime abord insoupçonnables comme des contacts fugitifs témoignant pourtant d’autres avenirs possibles, sous la gangue et sous l’écorce, et ce, en à peine 50 pages doucement ensorcelantes malgré la crudité métallique de leur matériau. Une superbe réussite politique et poétique, indéniablement.

Éric / Les femmes et les filles des usines sont renvoyées.
Amélie / Au prétexte de leur manque d’intérêt pour la production de la prochaine génération de travailleurs.
Éric / Au prétexte qu’elles n’assument pas les tâches du foyer.
Amélie / Une maison sale.
Éric / Des repas non préparés.
Amélie / Des enfants qui braillent.
Éric / Et le pauvre mari fuit au café.
Amélie / Devant le désastre.
Éric / Une politique publique émergente.
Amélie / Pour la création d’une ménagère prolétaire à temps plein.

Nous aurons la joie d’accueillir Florence Jou pour une lecture, discussion et dédicace à la librairie Charybde (Ground Control, 81 rue du Charolais 75012 Paris) ce jeudi 27 février à partir de 19 h 30.


Florence Jou ® Phil Journe

Florence Jou - Alvéoles Ouest - collection Poéfilm, éditions Lanskine
Charybde2 le 27/02/2020

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