24/35 l'Homme-Sang fait une gueule d'enterrement
Affligé d’un léger dérèglement des sens, après une nuit d'insomnie éthylique et d’intermèdes carnivores, Biaise a garé la Ford Fiesta à l’entrée du village situé à une douzaine de kilomètres de Montcathare. Il s’est pointé devant l’église, haletant, la cravate de travers, quelques minutes avant dix heures. Une soixantaine de personnes patientaient sur le parvis.
Des petits groupes en grappes dispersées bavardaient à voix basse. Des fidèles du Bar des Flâneurs entouraient Gisèle Trabouille, qui versait des larmes de crocodile en fin de vie. Biaise s’est tenu à l’écart, pas d’humeur à discuter et méconnaissable dans le costume qui n’avait pas pris l’air depuis une éternité et puait la naphtaline. Les boules. Personne de Montcathare ne l’avait jamais vu le porter.
Biaise s’est glissé dans la petite foule qui entrait dans l’édifice. Dans l'allée centrale, il a hésité puis choisi de s'asseoir dans la travée de droite, à une distance raisonnable des premiers rangs et du cercueil entouré de bouquets de fleurs. Il avait fait envoyer des roses blanches. Des voix angéliques ont entonné un hymne lent et grave. Biaise a tourné la tête vers la tribune de chœur où une demi-douzaine de gosses faisaient vibrer leurs voix à l'unisson.
Le prêtre, un petit vieillard vraisemblablement atteint de parkinson, est monté à la chaire et a contemplé l'assemblée. Il s'est éclairci la gorge, s'est agrippé au lutrin et a délivré un long sermon sur Jésus-Christ, et la personnification toute glorieuse du Chemin, de la Vérité et de la Vie. Une trinité qui n'avait pas beaucoup de sens aux yeux de Biaise. Un cantique a marqué une pause avant que le prêtre ne rende un hommage à Anna. Il a enfilé tous les clichés habituels sur le sacrifice, le bien de la communauté et une trop brève existence. Sa voix chevrotante rendait ses propos moins convaincants.
Biaise a levé les yeux et contemplé les vitraux. Toutes ces paroles étaient vaines. Anna avait été assassinée d'une balle dans la tête, abattue froidement. Lui était là, les bras croisés, à attendre d'autres morts, surtout la sienne, programmée, une putain de perte inestimable, Elle nous manquera à tous, a conclu le prêtre. Il a invité l’assemblée à réciter le Notre Père. Biaise est resté muet. Une jeune fille est sortie du premier rang. Peu maquillée, frêle dans sa robe noire, elle a prononcé quelques mots émouvants sur sa sœur ainée puis est retournée s’asseoir entre ses parents. La cérémonie s’est achevée sur un nouveau cantique.
L'église s’est vidée et le cortège funèbre s’est ébroué. On a gagné le cimetière.
Les tombes réchauffaient sous le soleil. Les personnes en deuil ressentaient tristesse, douleur et parfois frustration et, pour quelques-unes d'entre elles, peut-être, ennui. Une lecture des Psaumes et c'était fini. Ceux qui le désiraient sont allés présenter leurs condoléances à la famille d’Anna. Le père avait une tête de statue romaine, une bouche de politicien, cynique, vaguement méprisant, intelligent et sans doute alcoolique. Une larme perlait au coin de son œil rougi. La statue pleurait. Elle se fondait bien dans ce décor d'allées de gravier, de tombes et de bancs de pierre. La mère avait sans doute été une belle femme. On le devinait derrière son léger voile noir. Elle sanglotait. Quant à la jeune sœur, elle avait les yeux brouillés de larmes. Tous trois hochaient mécaniquement la tête en écoutant les pauvres mots de consolation.
Bill se tenait à une dizaine de mètres, sous un orme. Il a remarqué Biaise qui s’éloignait après avoir formulé les phrases convenues à la famille éplorée. Il capté son regard et lui a fait signe de venir le rejoindre.
- Qu'est-ce que vous foutez ici, Bill ?
Bill n'arrêtait pas de lancer des regards furtifs et inquisiteurs dans tous les coins, comme si derrière chaque arbre, chaque bosquet, chaque talus, se tenait, en embuscade, un individu prêt à les cribler de balles. Vu les événements récents, se montrer vigilant était une sage précaution, Biaise ne pouvait pas lui en faire le reproche. Sensible comme il se sentait, à fleur de peau, les nerfs, capillarité, tout ça, Bill lui a refilé sa nervosité comme une maladie honteuse, Biaise ne marchait plus droit et, sobre et à jeun, il n’avait pas bu une goutte ni avalé un morceau depuis les premières heures de l’aube. La journée promettait d’être insupportable si son estomac restait insatisfait.
L’attention de Biaise s’est fixée sur un canard qui venait de se poser dans l’herbe. Cela faisait longtemps qu’il n'avait pas mangé de canard au sang. Il ne se souvenait même plus du goût que ça pouvait avoir, ce putain de palmipède étouffé puis saisi, et sa carcasse pressée pour recueillir le sang chaud lié aussitôt à la sauce. Miam, miam. Biaise avait des visions d’aiguillettes. Putain, mais c’était lui le gros vilain canard à écraser pour en extraire le sang.
- Vous m'écoutez, Biaise ? Vous avez pris la mesure de la menace ?
- Merci, j’avais compris, ce n’est que la troisième fois qu’on cherche à me buter... Mais c'est plus fort que moi, je n'arrive pas à me concentrer. Je ne sais pas si c'est le fait d'avoir frôlé de nouveau la mort, de l'avoir donnée ou qu'une innocente ait payé à ma place.
- Vous éprouvez de la culpabilité pour elle ?
- Merde, c'est si extraordinaire que ça ? Cette fille était adorable. J'aurais pu en tomber amoureux... Elle avait la vie devant elle. Et d'avoir simplement croisé ma route l'a tuée. Il y a de quoi se sentir un peu coupable, oui, je trouve...
- Je ne vous voyais pas si sentimental. Je suis étonné.
- Il y a quoi dans vos veines, Bill ? Je serais vous, je ferais un bilan sanguin. Vous n'éprouvez jamais rien ? Vous n'avez jamais perdu quelqu'un à qui vous teniez ?
- A votre avis, on fait les choses pour ceux qui sont morts pour nous ou pour ceux qui restent ? Posez-vous la question. On ne peut pas revenir en arrière. Il faut penser à l'avenir, à demain, à ce que nous devons faire. Une partie de billard à plusieurs bandes est en train de se jouer. Les Anglais, les Allemands, les Suédois s'affrontent en coulisses. Des comptes se règlent. Plusieurs facteurs interviennent dont je vous épargnerai les détails. Ce qui compte, c’est que Burton Sr. ne sait plus trop sur quel pied danser. Les revirements germano-suédois le laissent perplexes. Il a été invité en Allemagne. Il se trame quelque chose d'important. Mais j’ignore quoi. Des rumeurs circulent et les rumeurs, hein, je ne m’y fie pas trop. On raconte que qu’un groupe de jeunes fanatiques fait le sale boulot, sans se douter d’être manipulé par les uns ou les autres. Des novices en la matière. Ce qui me semble plus sûr, c’est que notre intervention gêne les différentes factions.
Jean Songe, le 24/02/2020
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