Au passé vite, du présent faisons table rase avec le “Hic” d'Amélie Lucas-Gary
De déjà demain au lointain atome primordial, d’Ivry-sur-Seine à Wellington, une tectonique des plaques, propres et figurées, cosmique, poétique et ironique.
Le 5 août 2036, vers 17 heures
– Clac !
La jeune fille referme brutalement la porte sur le jardin ruisselant. Trois beaux oiseaux s’envolent, les feuilles des arbres n’en finissent plus de trembler, tandis qu’un rayon de soleil perce un nuage pour éclairer la maison.
Après une longue marche sous la pluie, Irène se déshabille. Avant même d’ouvrir les volets, elle retire ses sandales et sème ses vêtements trempés dans le salon. De quelques gestes sûrs, elle allume le tableau électrique, une lampe, le chauffe-eau. Elle se dirige vers la salle de bains et trace de ses pieds humides une diagonale presque invisible sur le plancher. Entrée nue dans la baignoire, la jeune fille s’étend sur le métal froid. La pièce est inondée de jour par le velux, et ses cheveux blonds et le ton de sa peau se détachent discrètement sur l’émail éclatant. Elle frissonne. C’est l’après-midi.
– Ploc, ploc, ploc.
La pluie tombe encore, c’est une aubaine : la citerne de stockage s’est remplie et la jeune fille peut prendre un bain. Des nuages mauves traversent le cadre dessiné par la fenêtre au plafond, les fumées du vieil incinérateur esquissent les lignes de l’avenir étiré jusqu’ici, à Ivry-sur-Seine, où coule de l’eau tiède. Irène allongée regarde : elle écoute le bruit répété des gouttes qui frappent la vitre. C’est l’été.
Ses parents en vacances, elle va passer plusieurs jours seule dans leur pavillon de banlieue où personne ne doit la rejoindre. Elle ne s’était jamais si longtemps absentée et elle a été saisie en entrant par l’odeur de sa maison d’enfance, fermée depuis des jours : c’est l’odeur du plancher et des meubles en pin inventés par son père, celle des livres de sa mère écrivain. Partie vivre ailleurs, Irène reste pour la première fois seule dans cette maison qui n’est plus la sienne, et cette étrangeté l’émerveille.
L’eau jaune monte et la baigne. Elle tend ses jambes. Bouts de seins et pointes des pieds affleurent encore : elle regarde ces îles disparaître une à une. Irène bouge et observe cette tectonique : elle songe à la géographie, à ses études – son brillant diplôme obtenu, elle est désormais libre de faire ce qui lui chante, et c’est la danse.
Elle somnole, et le méridien le plus proche tremble : il passe sur son nombril et descend pour faire le tour du globe. L’étranger s’invite entre ses cuisses et un frisson la traverse ; comme tout le monde, elle aimerait bien voyager. Et elle y songe dans son bain comme au temps pas si lointain où les voitures roulaient encore, l’enfance où ses parents l’emmenaient en avion au bout de la terre. Sur la tablette au-dessus d’elle, une boîte contient depuis presque vingt ans quelques-uns des objets rapportés à la hâte de ce séjour aux antipodes : plusieurs pierres ponces, une croix en os, une petite fronde de fougère, un coquillage arc-en-ciel.
Tandis que les gros nuages défilent toujours au-dessus du grand laboratoire de physique en face de chez elle, la jeune femme se rappelle ce que les chercheurs de l’atome y ont presque imaginé cent ans avant ; Irène pense à la célèbre chimiste au nom composé à laquelle elle doit son prénom pacifique. Le ciel est plus vaste qu’à Paris et les cumulonimbus gonflent, ils foncent, c’est un hommage aux bombes.
Alan Moore, dans « La voix du feu », dessinait en 1995 une inquiétante histoire résumée de l’humanité en enchaînant chronologiquement douze nouvelles échelonnées entre 4 000 avant J.C. et aujourd’hui, toutes situées dans sa bonne ville de Northampton. Amélie Lucas-Gary, dans ce « Hic » publié au Seuil en janvier 2020, nous entraîne à rebours en neuf chapitres de taille de plus en plus réduite, d’un 2036 suant sous le réchauffement climatique carboné et la pénurie d’eau potable à un instant t qui serait celui du Big Bang, en passant par 1950, 887, au magdalénien (17 000 avant J.C.), au lutétien (48 millions d’années avant J.C.), au cœur du disque protosolaire, pendant la Grande Recombinaison, et durant la Baryogenèse, neuf chapitres dont les cinq premiers s’ancrent dans sa ville à elle, Ivry-sur-Seine. Le sens des 65 pages de cette épopée cosmique inversée explose littéralement lors d’un moment vital de bascule, objet des 80 pages de la deuxième partie de l’ouvrage (« À la remontée »), sous la forme propre et figurée d’une authentique résidence littéraire à Wellington, et d’un séisme semi-fictif de magnitude 9,8 sur l’échelle de Richter (à la jonction des plaques pacifique et australienne, la capitale néo-zélandaise tremble 20 000 fois par an, de secousses infimes jusqu’aux 8,2 de 1855 et aux 7,8 de 2016).
Un été au magdalénien
– Ffffllllleee.
Un cerf passe. Il s’en va, se retourne et revient ; il s’arrête un instant au bord du chenal – le fleuve s’étend jusqu’ici en de nombreuses gouttières, bras morts ou vivants qui sillonnent la terre.
Les narines de l’élaphe frémissent. Ses poils, et même sa peau, tremblent dans le vent de midi. La lumière fait briller son pelage et redessine son délicat squelette, ses attaches fines, ses muscles : ses os sous sa chair ferme sont parfaitement arrangés, liés et déliés, articulés. Il n’y a pas d’ombre, seulement des reflets, et une auréole plus claire sur sa croupe, son éclatant cimier. Et la bête au soleil pourrait être une vénérable illusion. Ses bois immenses recouverts de velours à la fin de l’été forment une parabole pour la beauté : andouillers, trochures, épois, la coiffe du cerf triomphe.
Quelque chose doit néanmoins préoccuper la bête pour qu’elle s’expose à cette heure ; un pressentiment, la douleur, ou une odeur étrangère qui flotte dans l’air de l’après-midi qui commence. L’élaphe s’attarde au soleil comme une fleur de mars en plein été. Il descend dans le chenal. Ses pattes trempent dans l’eau, ses pinces s’enfoncent dans le limon, puis il s’immobilise à nouveau, de biais. Toujours le cerf tord l’encolure pour regarder de côté ; il est simultanément ici et déjà ailleurs, et cette posture trahit son ubiquité légendaire.
Aux aguets, il ne boit pas pour ne pas baisser la garde. Il sent poindre une menace, mais la peur ne l’empêche pas d’avoir soif, et il boit enfin. Difficile de savoir s’il hume ou s’il écoute, sa vigilance est plus vaste. C’est son être tout entier qui contemple quand son regard est fixe. Il est au cœur, au bon endroit, car il ignore et accepte ce que le sort lui réserve.
Il a la pose magnifique : une parfaite conscience de son corps, de sa place, et du décor qui le prolonge. Ses yeux ouvrent un trou noir indifférent à tout ce qui peut disparaître comme à la béance qui perce son flanc droit. De la plaie purulente, le sang ne coule plus depuis des heures – le cerf a déjà le regard vitreux du mort. Quoi qu’il en soit, l’air dégagé, il fait encore illusion.
Au loin, dans la direction opposée à sa fuite, on entend des voix étouffées qui approchent, des chuchotements qui viennent. Un groupe d’hommes et de femmes avance en plein soleil. Certains s’accroupissent pour examiner des traces sur le sol. Les autres marchent dans les herbes, la tête baissée. Leurs cheveux plus ou moins longs masquent en partie les visages, retombant parfois sur leurs yeux sans que cela les empêche de voir. Ils écoutent et respirent autant qu’ils regardent, venus profiter de l’eau fraîche qui coule ici et s’en va.
Chargés de vivres et d’outils, ils ont remonté le fleuve, marchant des jours pour dormir avec la nuit. A leur arrivée dans cette plaine humide, ils se sont réfugiés sur les hauteurs pour installer leur campement. Et du coteau, ils ont vu au loin le cours d’eau et ses bras brillants déployés dans la vallée palmaire, et plus près, le cervidé qui cavalait. Puis ils ont oublié la bête et au matin le ciel était sans nuages.
a manière dont Amélie Lucas-Gary, dont on connaissait le sens du temps long depuis son superbe « Grotte » (2014) et la capacité de flamboyance épique et ironique depuis « Vierge » (2017), nous fait ici ressentir en esprit et en chair la fulgurance d’un hoquet cosmologique (selon la belle expression d’Alain Nicolas dans L’Humanité, ici) est particulièrement impressionnante – et, paradoxalement, réjouissante. Art du récit condensé, saisissant une époque géologique et humaine, voire crûment atomique, en quelques pages ou même en quelques lignes, agencement de mots et de phrases évoquant subrepticement des images échappées du « Tree of Life » (2011) ou du « Voyage of Time » (2016) de Terrence Malick, « Hic » confronte dans sa magie le flottement des masses impensables de métaux en fusion, sous l’écorce, aux vagabondages temporaires de l’être humain, ou à ses courses affolées (mais toujours trop lentes, que ce soit concrètement ou métaphoriquement) pour échapper à la catastrophe, en surface. Carottage littéraire de haute volée et de grande profondeur, sans avoir eu besoin d’une calotte glaciaire groenlandaise ou antarctique, le roman développe son vertige propre, à échelle humaine ou moléculaire, rappelant ainsi avec force – et humour décapant -, sans aucun besoin de surlignage, l’ampleur des forces à l’œuvre dans des équilibres toujours instables et délicats, équilibres que l’anthropocène a si imprudemment malmenés ces cent cinquante dernières années.
Il n’y a plus de vent ; la chaleur tombe. Les silhouettes des palmiers se dressent dans la nuit mauve comme des ombres. La forêt craque, des rongeurs invisibles s’agitent à l’abri des racines en hutte des pandanus. Ici, un oiseau règne en maître : ses ailes sont courtes, ses pattes longues, son bec épais. L’énorme gastornis, incapable de voler lui-même, terrorise les autres espèces. Il dévore tout ce qui passe ; seuls les crocodiles n’ont rien à craindre de lui – guettant tranquillement leurs propres proies dans l’eau, au bord des lacs et des lagunes, leurs cuirasses humides et leurs petits yeux brillent de lune et d’appétit.
Dans les arbres, depuis que le soleil a disparu, les fleurs des grenadiers s’éteignent, les oriflammes retombent ; leur couleur de braise a fané. La lune, pourtant, monte dans le ciel, cherchant son reflet dans les lacs et la mer jusqu’à venir s’aligner sur la terre et le soleil plus tard dans la soirée. Les étoiles patientent et des nuages bas, blancs, animent en attendant le tableau.
Et puis quelque chose arrive : la lumière revient brutalement. C’est une lumière aussi subite qu’un éclair, mais elle dure. Elle est si puissante que les ombres renaissent dans la nuit, les fleurs des grenadiers s’enflamment à nouveau, le sable s’éclaire, la mer retrouve momentanément ses reflets. Une forme ronde traverse le ciel : rouge, intense, puis orangée, elle a l’arrière effilé, altérée par sa course cosmique.
Une météorite traverse doucement le ciel ; elle s’éternise et ce sont deux temps qui se croisent. Elle pourrait s’éteindre mais non : la pierre qui tombe frotte l’air et flambe encore. Elle se consume, diminue de volume, avant d’éclater. Un bruit terrible secoue toutes les choses posées sur la terre ; c’est un roulement de tonnerre. On ne voit plus rien, il n’y a plus rien à voir, seuls quelques fragments qui poursuivent leur trajet dans l’ombre : le vol noir du météore.