Here Be Dragons, les territoires inconnus d'Oded Tzur
A force de mêler, dans son souffles et ses compos, des fragrances d’est en ouest, Oded Tzur se retrouve en territoire inconnu. “Here be Dragons”, étant l’exacte reprise d’un terme moyen-âgeux signifiant terra incognita et donc dangereuse… Sans repère donc, commence l’aventure chez ECM - qui vient de le signer.
L’histoire voudrait que Manfred Eicher, boss d’ECM l’ait signé pour la proximité de son d’avec Coltrane et la douceur développée au fil des titres des albums précédents Like a Great River (2016) et Translator's Note (2017). Pourtant, ce qui saisit dès la première écoute, c’est plus un mix de Stan Getz qui serait accompagné par Bill Evans que Coltrane, au premier abord. Je peux me tromper, mais … pas trop.
La critique est unanime qui affirme : « On était arrivé dans ce disque un peu par hasard. On en ressort profondément changé. » David Koperhant, Jazz News // « On ressort pétri de gratitude et d’émotions avec ce disque qui nous réconcilie avec la vie, un peu comme l’homme qui ressort de la baleine et emporte avec lui un air inédit” : « La vie chante juste une chanson que je n’ai jamais entendue auparavant ». » Raphaël Benoit, Citizen Jazz. A croire que tous ces gens le vendent comme le messie, un peu.
La stratégie d’Eicher a été la suivante : le pianiste Nitai Hershkovits remplace le maestro Shai, le batteur Ziv Ravitz est remplacé par Johnathan Blake, et le bassiste Petros Klampanis reprend le flambeau du dernier album. Blake est un batteur avec plus de cinquante participations à des albums et des apparitions avec Tom Harrell, Kenny Barron, Oliver Lake, Roy Hargrove, Donny McCaslin et d'autres. Son trio avec le saxophoniste ténor Chris Potter et la bassiste Linda May Han Oh a sorti le très recommandé Trion (Giant Step Arts) en 2019. Hershkovits a sorti son propre trio impressionnant Lemon the Moon (Yellowbird, 2019), qui a été salué par le monde entier. Décaler les sons, hein … et y donner autre chose à entendre qui soit du registre cher à Eicher ( le plus beau son après le silence - c’est le moto du label depuis le départ.) et lui refiler ainsi une audience aussi large que possible. Sans employer de superlatifs, il touche le but du bout des doigts, à révéler une douceur bienveillante et chatoyante, une musique ouverte et de découverte (facile ! ) qui groove soyeux - penser à Getz dans la bossa nova, même si le propos est ailleurs, sur The Dream.
Le penchant de Tzur pour la fusion de l'Est et de l'Ouest est plus subtil sur Here Be Dragons que sur ses deux dernières sorties. L'album s'ouvre sur la chanson-titre, une méditation détendue mais exploratoire qui laisse à chaque musicien le temps d'exprimer son interprétation individuelle. Les séries de "Miniature 1", "Miniature 2" et "Miniature 3″", les plus longues contributions de deux minutes et demie en solo de Hershkovits, Klampanis et Tzur, respectivement, sont chacune une petite beauté captivante. Un "The Dream" énergisé suit et c'est le seul point chaud de l’album. Tzur en a écrit toutes les compositions, à l'exception du dernier morceau, "Can't Help Falling in Love", un standard popularisé par Elvis Presley.
Tzur montre ses capacités à raconter des histoires et les mener à bien/à bout avec un sens du récit imparable et des accompagnateurs au petit poil, mais ce n ‘est peut-être pas le jour pour moi, la perfection de son son ne me parle pas trop, c’est sûrement le côté coltranien revendiqué qui me révulse… Bien bel ouvrage, ce faisant.
Jean-Pierre Simard le 17/02/2020
Oded Tzur - Here Be Dragons - ECM-Universal