L'AUTRE QUOTIDIEN

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La créolité alitée de Philippe Annocque et ses Singes rouges

De la Guyane à la Martinique, des Antilles à Paris, le parcours imagé d’une mère pour questionner en vignettes la mémoire, l’intime et la littérature.

Juste se souvenir d’une phrase
Sur l’autre rive du fleuve on entendait les singes rouges.
Il pourrait mettre des guillemets à cette phrase car elle n’est pas de lui.
Il ne se rappelle plus quand elle l’a prononcée. Il se dit qu’il a dû l’entendre plusieurs fois. Elle s’est détachée de tout contexte, elle est devenue un objet qui tient tout seul par sa propre force de gravité. Et dont la trajectoire à présent traverse sa page d’écriture.
Sur l’autre rive du fleuve on entendait les singes rouges.
C’est l’histoire d’une traversée.
Ce n’est pas l’histoire de la traversée du fleuve. Le fleuve, ce fleuve-là, n’a jamais été traversé.
Les singes rouges, à ce qu’il en sait, sont restés des cris, des chants, dans la mémoire.
Les cris des singes rouges, qui traversaient le fleuve, ont traversé le temps. Ils ont aussi traversé l’océan. Voilà, c’est pourquoi il a écrit cette phrase inaugurale.
Il ne connaît pas le nom du fleuve. Elle dit juste : « Le fleuve. »
Maintenant il peut chercher son nom. C’est devenu facile, de chercher. Il n’a même pas besoin de bouger de sa chaise.
Mais elle ne dit pas le nom du fleuve, elle dit juste : « Le fleuve. » Alors il cherchera, bien sûr, mais un peu plus tard.
Là il va juste se contenter de ça : sur l’autre rive du fleuve, on entendait les singes rouges.

Dans « Mon jeune grand-père » en 2018, Philippe Annocque avait conçu un passionnant dispositif appuyé sur un lot de « cartes postales » écrites à la famille depuis un camp de prisonniers de la première guerre mondiale, pour explorer certaines possibilités de comblement – et certaines impasses quasiment structurelles – des « Mémoires des failles » auxquelles se confronte nécessairement une tentative d’évocation historique familiale. « Les singes rouges », publié en octobre 2020 chez Quidam, s’appuie cette fois sur un autre dispositif, plus aérien en apparence, mobilisant des phrases, des noms, des expressions entendues dans l’enfance de l’auteur, pour explorer l’autre versant d’une généalogie, celui qui, loin d’Amiens, de Quimper et plus encore de Poznan, plonge ses racines dans l’Amérique du Sud et les Antilles de sa mère Olga. Une phrase de la quatrième de couverture mérite d’être citée intégralement pour résumer ce projet et ses 160 pages somptueuses : « À travers le portrait d’une enfant éprise de liberté dans la Guyane et la Martinique d’autrefois, la question de l’identité qui traverse tous les livres de l’auteur prend enfin les couleurs de sa propre créolité délavée. » On se doute néanmoins, connaissant la subtilité de Philippe Annocque, et sa capacité à inscrire discrètement des visées multiples au cœur de ses appareils et de ses installations, au moins depuis « Liquide » ou « Vie des hauts plateaux », qu’il y aura là bien davantage qu’une évocation mémorielle, aussi poignante et intelligente soit-elle.

Taper quand il faut
Quand elle était en CM2, elle se souvient qu’elle faisait le trajet de l’école avec Marie-Louise Bottius, et peut-être aussi Marie Arnuel. En descendant des Terres Sainville, elles croisaient des garçons, qui montaient vers leur école. Ils lui tiraient les nattes et se moquaient d’elle. Les copines se sauvaient.
Une fois, elle a fait face, toute seule. Elle avait un vieux cartable décousu dont l’armature dépassait du cuir. Elle a sorti la tringle métallique qui servait d’armature et elle a lardé le garçon de coups. Après ça, elles ne l’ont plus vu pendant plusieurs jours.
Et puis un beau jour, voilà le garçon qui arrive avec sa mère. La mère lui a demandé des explications sur l’état dans lequel elle avait mis son fils. Elle lui a dit clairement et poliment comment les choses s’étaient passées. La mère s’est tournée vers le garçon pansé de partout : « Tu ne m’avais pas raconté ça comme ça ! » Elle s’est excusée, elle avait tout le temps des soucis avec lui.
Elle a raconté cette histoire à sa mère, et celle-ci, pour éviter les problèmes, a demandé à un voisin agent de police s’il voulait bien accompagner sa fille quand il pouvait. Pourquoi ne supprime-t-il pas cette anecdote ? Ce n’est qu’une anecdote. Une anecdote qui fait partie de la mythologie familiale, il a souvent entendu cette histoire. Ce n’est pas une raison pour la faire lire à tout le monde. Mais elle lui parle, cette anecdote. Il se souvient des emmerdeurs de l’enfance. Il regrette sûrement de n’avoir pas tapé. Il faut taper enfant, tant qu’il en est encore temps. Plus tard c’est trop grave, et il n’y a plus personne en face pour se faire taper dessus. Il n’y a que le vide en face.

En passant en revue les anecdotes, saillantes d’emblée ou  au sens plus dissimulé, de la vie d’une mère, dans un ordre auquel même la chronologie posera question le moment venu, de la Guyane à la Martinique, puis à Paris en passant par Marseille, Philippe Annocque explore avec une joie authentique de découvreur ce qui se nichait dans certaines mémoires enfouies, ce qui – à nouveau, de plus d’une manière – appelle interprétation ou référence, en refusant le cas échéant l’élucidation électronique désormais si aisée pour lui préférer, significativement, l’inférence poétique ou le mystère et ses équivoques, ce qui aussi éclaire certains clichés historiques si souvent niés aujourd’hui, à propos d’articulation des racismes et des mépris sociaux, dissimulés ou non.

Rester digne
Peu de temps après la communion solennelle, le médecin a décidé qu’il fallait les opérer, tous les trois : Mane et elle des amygdales, et le petit Marcel des végétations.
Sa tante a donc pris rendez-vous dans une clinique de bonne réputation. À cette époque, à cause de la guerre, les Antilles étaient très mal approvisionnées. C’est sans doute pour ça qu’il a été décidé que les opérations se feraient sans aucune anesthésie, puisque c’était bénin. À vif, donc. Ils devaient passer l’un après l’autre, le plus jeune en premier. Le petit Marcel a tout enduré sans rien dire. Ensuite est venu son tour à elle. Elle se souvient encore de la douleur en le racontant. En plus, il lui était resté un morceau sanguinolent qui pendait à l’extérieur, juste retenu par un filament de chair. Elle ne disait rien, elle espérait s’en défaire toute seule. Mais le chirurgien s’en est aperçu et il s’en est ensuivi une course-poursuite entre le médecin qui voulait en finir et elle qui n’avait qu’une idée : fuir ! Puis est venu le tour de Mane qui avait intérêt à rester digne après l’intermède de la course.
C’était une famille où l’on attendait de chacun cette qualité : la dignité. Même des enfants.
Ils sont restés en convalescence à la maison à sucer des morceaux de glace pendant la cicatrisation. Évidemment ils n’arrivaient pas à manger normalement.
S’il écoute bien ce qu’il y a au fond de sa pensée, il entend ceci :
Les enfants ont
au fond de la gorge
quelque chose que les adultes n’ont plus
et qu’ils veulent leur arracher.

Connaître le nom des singes (et esquisser un imaginaire potentiellement volodinien), commencer par la fin (et convoquer ainsi encore, au détour d’une phrase, « Mon jeune grand-père »), savoir le nom du fleuve (et d’un coup le Wilson Harris de « L’échelle secrète » ou le Christophe Gin de « Colonie » se rapprochent), casser des cailloux (avec Jacques Higelin et Emmanuel Dongala), quitter son premier pays, changer son prénom, aimer la guerre et les fleurs, se raconter des histoires ou manger même les poils : les titres des chapitres à eux seuls dessinent comme une histoire différente en forme de code littéraire, comme une bible à la fois réflexe et très élaborée : d’une histoire mémorielle intime à construire et reconstruire inlassablement, éminemment personnelle, et pourtant comme ouverte aux suggestions poétiques et aux lectures de toute une chacune et tout un chacun, rythmée par la litanie s’étoffant à chaque pas d’un « En plein milieu de la nuit à 4 h 36 ils lui ont téléphoné pour lui dire de ne pas s’inquiéter que sa mère était tombée alors il est sorti à pied et il est allé en plein milieu de la forêt », Philippe Annocque nous offre le chemin de la littérature par excellence, universelle, abrasive, tendre, et assumant son matériau pleinement paradoxal.

Manger même les poils
Ils ont abordé à Marseille. Il faisait très beau. Ca lui a plu.
Et puis elle a pris le train pour Paris, toujours avec madame Rolin, qui allait à Paris aussi.
Au fait, c’était la première fois qu’elle prenait le train. Ça ne semble pas l’avoir tellement marquée non plus.
Elle est d’abord allée loger chez Tante Compas – Tante Compas qu’elle connaissait depuis la Guyane, quand avec ses parents elle allait lui rendre visite en bateau, à Saint-Georges-de-l’Oyapock ; et qui vivait à présent à Paris, où plus tard il l’a connue, quasi centenaire.
C’est chez elle qu’elle a mangé pour la première fois un artichaut. Elle ne savait pas comment s’y prendre, elle a mangé même les poils, même les feuilles entières, en se demandant comment et surtout pourquoi manger une chose pareille. Tante Compas lui avait dit de commencer sans elle.
Puis très vite elle s’est installée dans un meublé, dans le quinzième arrondissement, rue de Dantzig.
Cet hiver-là a été très doux. Elle ne se couvrait pas beaucoup, elle n’avait pas besoin. Les gens d’ici étaient surpris, ils lui disaient qu’elle allait attraper froid.
Mais elle n’avait pas froid.

Philipe Annocque - Les Singes rouges - Quidam éditeur
Hugues Charybde le 4/12/2020
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