Maradona, Ellroy et Bukowsky, par Jean Songe
“ D10S “, introduction ( où il est question de Bukowski et de James Ellroy...)
Quoi ? Tu pourrais répéter, je suis pas sûr d’avoir bien entendu. Tu voudrais que je t’explique Maradona, mais t’as mal où ? Je te connais, t’en as rien à branler du foot, t’as jamais vu un seul match dans ta vie, tu me l’as dit. C’est comme les films de cul, tu m’avais scié quand tu m’avais dit que t’en avais jamais regardés, pourtant on a à peu près le même âge, un mec qui n’a jamais vu un film de boules, c’est un drôle de mec. Le foot, comme tous les sports, t’es pas avare dans l’indifférence, ça te laisse aussi froid qu’un turbot dans un congélo. Pourquoi je dis turbot, j’en sais rien, peut-être que je pense à Gunther Grass, t’as des lettres, t’es un érudit, t’es pas le dernier des blaireaux. T’es curieux aussi, dans tous les sens du mot. T’es un cabinet de curiosités à toi tout seul. Ceci expliquant peut-être cela. Donc, tu confirmes, tu voudrais que je t’explique Maradona. Mais y’a rien à expliquer, vieux. Tu pourrais expliquer, toi, l’océan pacifique, les étoiles, l’origine de l’univers, le Big Bang qu’en était pas un, c’est juste une image frappante mais qui correspond à rien. Tu pourrais expliquer ta femme, moi je serais incapable d’expliquer la mienne, elle reste un foutu mystère, et tant mieux. Et puis c’est des choses, je parle pas de nos femmes, qui ne s’expliquent pas. Tu voulais peut-être dire que c’est le phénomène Maradona qui t’intéresse ? Déjà El phenomeno, c’était Ronaldo, le brésilien, pas le Robocop portugais, laisse tomber, fais pas ces yeux ronds, c’est une private-joke footballistique. Le mieux que je pourrais faire, c’est te raconter Maradona, pas en ligne droite, bio chronologique et tout le toutim, le style Oncle Paul dans les vieux Spirou, mais en faisant des détours, en empruntant des chemins de traverse, buissonniers, en allant butiner ailleurs. Ça, je peux faire. Si tu t’attends à une analyse, thèse, antithèse, synthèse, foutaise, tu peux te brosser, je laisse ce soin à d’autres plus qualifiés que moi, c’est pas mon truc. Te parler de Maradona, comme ça me vient, je dis pas non. Maradona, en plus, je suis même pas sûr de l’aimer. C’est comme Bukowski, on aime bien ce qu’il a écrit, mais le mec je crois pas que j’aurais apprécié de passer une soirée avec lui, pas pour les mêmes raisons qu’avec Maradona, mais au fond c’est kif-kif, ils sont semblables, on a pas envie de les connaître dans l’intimité, on se doute bien qu’ils vont nous faire chier, qu’ils sont insupportables, c’est leur nature profonde. C’est des monstres. Comme l’autre gros con de Depardieu, qui sait plus quoi foutre de sa vie, qui fait n’importe quoi, se croit tout permis, et qui bouge dans tous les sens tellement il a peur de se retrouver tout seul et de s’emmerder. Pas étonnant qu’il aime bien Poutine, entre monstruosités on se comprend. Ça continue à nous fasciner, en dépit du bon sens, ce genre de mecs, je suis sûr qu’on pourrait citer des femmes si on voulait, ils exercent une sorte de pouvoir subliminal, on peut pas s’empêcher d’être attiré, c’est des aimants à conneries et à emmerdes et on se demande toujours ce qu’ils vont pouvoir encore inventer pour se faire remarquer. Tu te rappelles de Bukowski à Apostrophes, comment il était bourré et éructait avant de quitter le plateau, on peut retourner la scène dans tous les sens, c’était pathétique, un poivrot au comptoir ou à la télévision, ça reste un poivrot, et Bukowski le lendemain, c’était une vedette, ses bouquins, que personne ou presque ne lisait, allaient se vendre comme des petits pains, même s’ils étaient fourrés à l’alcool, à la merde et au sperme. Attention, j’aime l’écrivain Bukowski. Il bâtissait des petites cathédrales de mots, en brute stylisée, un mélange de Jérôme Bosch et de Bruegel dans l’écriture, des diableries et des drôleries, il a donné forme au cauchemar urbain, au carnaval macabre et érotique de la vie dure qui est « à la source de la phrase dure et quand je dis “ phrase dure “, j’entends la phrase vraie dénuée d’ornement » comme il disait. Je me doute bien que l’alcool est une consolation, une des réponses à l’oppression sociale et à la folie ordinaire, mais l’alcool le rendait taré, méchant, une épave et une menace ambulante, infréquentable, du moins jusqu’à sa rencontre avec Linda, qui l’a adouci, a arrondi les angles. James Ellroy a fait le même coup des années plus tard, en inventant son personnage de mad dog, le chien fou, ça plaît ce genre de numéro à la con. Ouarf, ouarf ! Ça marche, le public suit. Comme si leurs bouquins avaient besoin de ça. Ellroy, tu le vois en dehors du cirque médiatique, tu remarques immédiatement sa grande carcasse en costard cravate, ses grandes mains aux longs doigts épais, l’intensité et la fixité soudaine de son regard, l’amplitude de certains de ses gestes, une façon de tenir ses bras, ses mains, un peu tordue, de traviole, bancale, le mec est impressionnant, il fait un peu peur, y’a un truc de sociopathe qui ressort chez lui. Il déteste Bukowski et quiconque lui ressemblant. Ellroy, c’est l’anti-Bukowski, un disciple de l’ex-flic Joseph Wambaugh qui lui a livré « Los Angeles revue et corrigée. L’autoritarisme disséqué. L’exaltation pleine de bon sens de l’autorité plutôt que du chaos. Une vision des années 60 jusqu’à nos jours qui est celle d’une contre-contre-culture. Un théâtre de l’absurde sans l’approche gauchiste. Une horrible compassion et la condamnation de l’amoralité. » Voilà, ça, c’est Ellroy tout craché. Pourtant lui et Bukowski sont des grands cabossés, fracassés, ils ont ça en commun. Geneva, la mère d’Ellroy, était une alcoolo qui draguait dans les bars, c’était une femme qui mordait le trait et qui l’a payé de sa vie, elle a été tuée, l’affaire n’a jamais été résolue. Elle obsédait sexuellement Ellroy, il faisait tout pour la voir à poils et il l’a surprise plusieurs fois au pieu avec un mec. Il a dit « Je suis un Hilliber, le nom de jeune fille de sa mère, bien plus qu’un Ellroy ». Le meurtre de sa mère et la découverte dans les journaux de celui, abominable, d’Elisabeth Short, la jeune femme surnommée le Dahlia Noir, ont enflammé son imagination et formé un cocktail explosif de crime, excitation, châtiment et dinguerie congénitale, ses fantasmes débridés et son caractère perturbé ont fini par ne faire plus qu’un. Lycéen, il s’amusait à jouer au nazi, multipliait les provocations, un jeune con à l’égo surpuissant. Chez lui, il dessinait des croix gammées sur la gamelle du chien, pour le faire enrager, son père portait une kippa. Ellroy est viré du lycée, son père, un queutard fini, meurt, son dernier conseil sur son lit de mort « Essaie de draguer toutes les serveuses qui prendront ta commande », il devient un voyou sans envergure, voyeur et voleur de petites culottes, effectuant de courts séjours en tôle, plongeant dans la gnôle et la dope. C’est pendant un séjour prolongé à l’hosto qu’il découvre les romans de Wambaugh, et alors sa vie lui fait honte. Bukowski faisait partie des rebuts, des déchets de la société, « ceux qu’on assassinait centimètre par centimètre, chaque jour. C’était le monde réel, ça. C’était la mort. » Durant une bonne moitié de sa vie, il a préféré se tenir à l’écart, en position de retrait, d’observateur, de mec à qui on la fait pas. Il avait rien à perdre, puisqu’il n’avait rien à offrir, son cœur, personne n’en voulait. Il s’est mis derrière une vitre, puis il s’est lui-même vitrifié, il est devenu l’homme gelé dont il parle dans plein de ses nouvelles. Une enfance de merde, et une adolescence pourrie, quand une acné démentielle lui a ravagé le visage, l’a défiguré et isolé totalement des autres. Tu la connais cette nouvelle où il observe une fête de fin d’année à son lycée, la tête enturbannée dans du PQ, momifié, séparé de tous et de toutes, et ses bubons commencent à se percer et à suinter à travers le papier qui s’imbibe de sang et de pus, ça lui fait une deuxième peau dégueulasse. Bukowski sait qu’il est un monstre, il ne trouvera jamais le repos, ni le confort, d’ailleurs il ne les recherchait pas. Tu penses que je m’éloigne de Maradona ? Bukowski, Ellroy et Maradona illustrent la théorie de l’accident de bagnole de Stephen King, tu passes devant un amas de tôles froissées et tu peux pas t’empêcher de mater, c’est plus fort que toi, c’est malsain, mais tu mates quand même, un goût du sang dans la bouche. Y’en a pas beaucoup qui détournent le regard. Tu détournes les yeux, toi ? Moi, j’y arrive pas. Maradona, c’est pareil, c’est un des pires accidents de bagnole qu’on puisse imaginer et n’empêche, je regarde ça les yeux grands ouverts, sans en perdre une miette. Maradona, y’a des choses que je préférerais oublier, n’avoir jamais entendues ou vues. J’ignore si le visionnaire Ballard aimait le foot, mais je parierais qu’il aimait Maradona, un crash comme celui-là, t’en vois pas beaucoup dans une vie. Que veux-tu, l’homme est un vampire psychique, il se nourrit de toutes ces saloperies.
Et c’est pas les saloperies que je veux retenir de Maradona, c’est trop facile. Tu trouveras assez de détracteurs qui se chargent de le démolir. Ce qu’il a fait de mieux, que personne n’avait fait avant lui et que personne n’a fait ensuite, c’est sur un terrain que ça s’est passé, et pas en dehors où il redevenait un homme portant sur ses épaules un poids trop lourd pour lui, un poids qui aurait écrasé n’importe qui, à moins d’être un saint, lui qui ne ressemblait à aucun autre footballeur a façonné un monde sur un rectangle de pelouse. Alors je veux bien, si t’as un peu de temps devant toi et si t’en as encore envie, essayer de te raconter mon Maradona.
© Jean Songe
De Jean Songe, nous vous conseillons aussi “L’Homme-Sang”, que nous avons publié en feuilleton dans L’Autre Quotidien