Une voix, une guitare et 26 minutes chrono. C’est le nouveau 10k Annegarn intitulé SöL et ça tue. Dick chante-t-il comme il joue de la guitare ou bien est-ce l’inverse ? En tout cas, c’est l’ivresse dans la chanson, la virtuosité des mots et du verbe qui rebondit au fil de dix titres servis cash et sans effet par sa guitare aussi virtuose que discrète. Maudit, maudit Modigliani… 

Ce n’est pas parce qu’il est autarcique qu’il est isolé le 10K. L’artiste néerlandais vit depuis vingt ans dans une ferme aux volets bleus à Laffite-Toupière, au sud de Toulouse, avec ses douze hectares de terrain, ses deux chevaux, ses poules, lapins et autres canards. De son studio improvisé, cf. COVID, il vient de livrer son nouveau disque, SöL. Trois lettres qui disent aussi bien la solitude, le soleil, la mélodie, que la terre. Ce nouvel album entièrement fait en confinement est aussi solaire qu’il est solo ; c’est aussi son dix-huitième album studio qui marque les retrouvailles avec le label Tôt ou Tard. Le reste de son temps, il le passe à animer son asso des Amis du Verbe qui travaille sur l’oralité dans sa région et au-delà.

La musique, ce n’est pas du solfège, c’est ce qui se passe entre les notes… Dick Annegarn

Tu sors d’un caisson d’isolation temporelle où tu viens de passer 40 ans. Tu n’a connu ni le Géranium, ni Bruxelles, ni le Père Ubu ( avec son gros cul) ni même Coutances ou l’Orage… Tu entends donc, comme un choc, un type qui fracture joyeusement la syntaxe en retombant toujours sur la mesure; une mesure délivrée à la six cordes. Souvent à la six cordes, mais jamais à l’économie. Quarante ans de pratique, ça aide un peu à délier les doigts sur le manche… Mais c’est selon car, peu importe l’environnement et la prod, tout repose sur l’intrication guitare/voix.

Mais aussi, ce qui vient charmer et tournebouler les oreilles, c’est le verbe impeccable, lettré, malin et d’une précision chirurgicale. Annegarn poète folk indeed dans la tradition folk revendiquée par Dylan (une structure polie jusqu’au miroir qu’on peut bouleverser à façon, à condition d’y apporter du neuf.) Si le Batave a choisi le français, c’est par hasard, il aurait pu faire de même avec l’anglais, le flamand, etc.

Mais puisqu’en français il s’exprime, c’est en écartelant Brassens pour mieux lui faire dire Vian et Bashung (qui a repris Bruxelles), pour délier/délirer la langue en la gardant dans le compréhensible, tout en lui mettant des coups de boutoir pour l’emporter ailleurs dans le son vers Boby Lapointe et au-delà l’Oulipo.

Alors là, on va écouter en boucle 26 minutes de 10K et ce SöL de s’imposer tranquillement à la réécoute comme un incontournable de l’année 2020, la parfaite antidote à tous les discours menteurs et univoques que les média ressassent. A l’ère du vide et de Zemmour, la plénitude d’un discours poétique, cultivé et qui raconte des histoires à facettes et à fossettes d’un même élan. Annegarn formidable chanteur, excellent poète, conteur hors pair qui envoie ses histoires dans la stratosphère en leur offrant sens multiples et fil conducteur pour en faire des cerfs-volants multicolores dans l’azur bien trop gris - ce qu’il nomme lui-même oraliture… 

Il déclarait à France Culture ceci au printemps dernier ( l’entretien est complet) :

La musique nègre est la musique du siècle, c’est le jazz, le blues, le rock. Le rap est venu des ingénieurs analphabètes, dans le sens solfégiques du terme, dans le sens écrire la musique. Ils ont écrit la musique à partir de codes qu’ils ont inventé eux-mêmes. Je m’inscris dans cette transmission de musiques qui vient d’autres continents, qui n’est pas la musique classique blanche. (...) Nous sommes tous des voleurs. Bach, Bartok, tous ont puisé dans la poésie populaire, les bourrées modernes. (...) Mes chansons marchent toutes seules ... Mes "enfants" les chantent, les modifient. Je ne veux pas qu'on les chante en respectant religieusement les textes. Il faut les enrichir, les appauvrir, rajouter ou enlever des notes. (...) Je ne suis pas esthétisant. Les bonnes mélodies folkloriques sont des mélodies irrégulières. C'est pareil pour le blues. Je veux sortir des sentiers battus pour avoir du style, pour que les villes, les hommes aient du caractère. 
Dick Annegarn

Il est des minutes qui comptent double, voir triple. Avec SöL ça tient exactement de ça, le temps s’étire et on y vit quelque chose qui défie la durée.

Jean-Pierre Simard le 5/10/2020
10K Annegarn - SöL - Believe Digital/Tôt ou Tard