"La Supplication", un récit sur place de l'après-Tchernobyl par la grande Svetlana Alexievitch
L’horreur brute et l’absurde mélancolique de Tchernobyl, dans les mots orchestrés de ses acteurs, de ses témoins et de ses victimes.
Avant d’y aller, j’avais peur. Mais cela n’a pas duré longtemps. Une fois sur place, la peur a disparu. Il y avait les ordres, le travail, la mission. J’étais intéressé par le réacteur vu du ciel : que s’était-il passé en réalité ? De quoi cela avait-il l’air ? Mais il était strictement interdit de le survoler. Sur ma fiche, il est écrit que j’ai reçu vingt-et-un röntgens, mais je ne suis pas certain que ce soit vrai. Le principe était très simple : nous arrivions dans le centre du district, à Tchernobyl (c’est une minable petite ville et non pas cette chose grandiose que j’imaginais), et là, un dosimétriste mesurait le fond de la radiation. Or, nous nous trouvions tout de même à dix ou quinze kilomètres de la centrale. Ce chiffre était ensuite multiplié par le temps que nous avions volé dans la journée. Mais dans notre travail, nous survolions régulièrement le réacteur à bord de nos hélicoptères. Et, à la centrale, la radioactivité variait : un jour quatre-vingts röntgens, le lendemain, cent vingt… Dans la nuit, je passais deux heures au-dessus du réacteur. Nous filmions la centrale dans les infrarouges et des morceaux dispersés de graphite apparaissaient sur la pellicule, comme si le film avait été exposé. Dans la journée, on ne pouvait pas les voir.
C’est le récent visionnage de la mini-série britannico-américaine « Chernobyl » (Craig Mazin & Johan Renck, 2019), à demi ratée pour de nombreuses raisons, tentative cinématographique qui ne saurait faire oublier, précisément, le somptueux et ô combien inquiétant « La supplication » de Pol Cruchten (2016), qui m’a donné envie en ce début d’année de relire toutes affaires incessantes le formidable travail originel et original sur le sujet de la prix Nobel biélorusse, Svetlana Aleksievitch, publié en 1997 et traduit du russe en français en 1999 par Galia Ackerman et Pierre Lorrain chez Lattès.
Comme dans « La guerre n’a pas un visage de femme » (1985) et dans « Les cercueils de zinc » (1990), et comme elle la poussera à son paroxysme dans « La fin de l’homme rouge » (2013), l’autrice utilise sa technique littéraire bien particulière, orchestrant une danse savante et brutale simultanément de témoignages de première main, maniant la réécriture des verbatim juste ce qu’il faut pour aboutir à un résultat décisif. « La supplication », par la nature même du matériau sur lequel s’applique cette technique, l’horreur de la « gestion » de l’accident nucléaire de 1986 et ses conséquences matérielles, psychologiques et sociales sur les diverses populations exposées aux radiations, à court comme à long terme, atteint une puissance très rare, tout en refusant, comme toujours avec l’autrice, le manichéisme immédiat et simplificateur qui hante trop souvent les analyses ultérieures, pour Tchernobyl, naturellement, comme c’était déjà le cas pour la guerre en Afghanistan.
J’ai envoyé mon texte à une revue et l’on m’a répondu que ce n’était pas une œuvre littéraire, mais le récit d’un cauchemar nocturne. Bien sûr, je n’ai pas assez de talent, mais je crois qu’il y avait une autre raison. Je me demande pourquoi on écrit si peu sur Tchernobyl. Pourquoi nos écrivains continuent-ils à parler de la guerre, des camps et se taisent sur cela ? Est-ce un hasard ? Je crois que, si nous avions vaincu Tchernobyl, il y aurait plus de textes. Ou si nous l’avions compris. Mais nous ne savons pas comment tirer le sens de cette horreur. Nous n’en sommes pas capables. Car il est impossible de l’appliquer à notre expérience humaine ou à notre temps humain…
Alors, vaut-il mieux se souvenir ou oublier ?
En malaxant avec art l’abondant matériau de ses témoignages, Svetlana Alexievitch a su rendre compte aussi bien de la catastrophe immédiate par elle-même, des palinodies et des absurdités accumulées tout au long des défaillances initiales des chaînes de commandement et des organismes de sûreté, que du mélange si paradoxal d’indignation et de résignation qui s’est développé rapidement par la suite, sans négliger ni les authentiques héroïsmes ni les surprenantes inconsciences déployées dans la liquidation provisoire de la crise, à ses différents stades.
– C’étaient les vieux qui nous apitoyaient le plus. Ils venaient nous voir : « Mon gars, jette un œil sur ma maison. » Ils nous confiaient les clés : « Rapporte-moi mon manteau, mon chapeau ! » Ils nous donnaient de l’argent… « Comment va mon chien ? » Or, le chien était mort et la maison pillée. Et ils n’y retourneraient jamais. Mais comment leur dire cela ? Je ne prenais pas les clés. Je ne voulais pas les tromper. D’autres les prenaient : « Dis, grand-père, où as-tu caché le tord-boyaux ? » Et le bonhomme parlait. On en trouvait dans d’énormes bidons de lait.
– On nous a demandé de rapporter un sanglier pour un mariage. Une commande ! Le foie du sanglier s’effilochait, mais les gens ont continué à nous en commander quand même… Pour un mariage, pour un baptême…
– Nous tuons aussi pour la science, une fois par trimestre : deux lapins, deux renards, deux chevreuils. Tous contaminés. Mais nous chassons aussi pour nous-mêmes et nous mangeons notre gibier. Au début, nous avions tous peur. Puis nous nous sommes habitués. Il faut bien manger quelque chose. Nous n’allons tout de même pas déménager sur la Lune, ou sur une autre planète.
Il paraît qu’un homme s’est acheté une chapka, au marché, et qu’il en est devenu chauve. Et un Arménien se serait acheté une mitraillette, et il en serait mort. On raconte tous des histoires de ce genre, pour se faire peur les uns les autres.
– Moi, là-bas, je n’éprouvais rien. Ni dans la tête, ni dans l’âme… Des chats, des chiens… Je tirais… C’était un travail…
Résonnant très naturellement avec l’étonnant travail graphique d’Emmanuel Lepage (« Un printemps à Tchernobyl », 2012) ou avec le sobre et glaçant travail photographique de Patrick Imbert (« Week-end à Pripiat », 2012), « La supplication » lorgne avec un extrême brio du côté de la métaphysique des catastrophes analysée ailleurs par Jean-Pierre Dupuy (« Retour de Tchernobyl – Journal d’un homme en colère », 2006) comme de celui des mystérieux effets de sidération individuelle et collective mise en scène notamment par Xavier Boissel (« Autopsie des ombres », 2013), pour nous offrir certainement l’un des textes les plus fascinants de la confrontation de la technologie et de la société, du courage et de l’incurie, de la fatalité et de l’imagination.
Nous enlevions la couche contaminée de la terre, la chargions dans des camions et la transportions dans des « sépulcres ». Je croyais, au début, que les « sépulcres » étaient des constructions compliquées, conçues par des ingénieurs, mais il s’agissait de simples fosses. Nous soulevions la terre et l’enroulions comme un tapis… L’herbe verte avec les fleurs, les racines, les scarabées, les araignées, les vers de terre… Un travail de fous. On ne peut quand même pas éplucher toute la terre, ôter tout ce qui est vivant… Si nous ne nous étions pas soûlés à mort toutes les nuits, je doute que nous eussions pu supporter cela. L’équilibre psychique était rompu. Des centaines de kilomètres de terre arrachée, dénudée, stérile. Les maisons, les remises, les arbres, les routes, les jardins d’enfants, les puits restaient comme nus… Le matin, il fallait se raser, mais chacun avait peur de se regarder dans un miroir, de voir son propre reflet. De telles idées nous traversaient la tête !
Il était difficile d’imaginer que des gens reviendraient vivre là. Cependant, nous changions les ardoises et lavions les toits. Tout le monde savait que ce travail était inutile, mais nous nous levions tous les matins pour le faire. Parfois, nous rencontrions un vieillard inculte.
– Les enfants, arrêtez ce travail idiot ! Venez vous asseoir à table avec nous. Partagez notre repas.
Le réacteur n’était pas fermé. Une semaine après avoir enlevé la couche de terre, tout était à recommencer.
Svetlana Alexievitch - La Supplication - éditions J”ai Lu
Charybde2 le 31/0/2020
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