Enjeux technologiques et mystifications dans La Clé USB de Jean-Philippe Toussaint

Avec “La Clé USB”, Jean-Philippe Toussaint réoriente son art du roman du côté de l’espionnage et des objets du quotidien. Narrateur adepte d’une ligne claire, il profite de la structure  de l’intrigue en  maîtrisant finement ses effets et coups de théâtre, exploitant allègrement des circonstances accidentelles à des fins burlesques.

Plus les romans de Jean-Philippe Toussaint paraissent scrupuleux, documentés, réalistes, plus l’auteur se montre attaché à l’enchaînement des faits, à la visibilité des sentiments, et plus l’abstraction est proche, menaçante. Plus nous plongeons et nageons dans l’indécidable. Après un grand cycle romanesque commencé en 2002 avec “Faire l’amour” et terminé en 2013 avec “Nue”, Jean-Philippe Toussaint revient à la charge avec cette “Clé USB”.

Mais les choses ont changé, les pulsions amoureuses, notamment, se sont assagies, le monde s’est refroidi, la technique triomphe… Il n’empêche, les rivages de l’Asie restent toujours à portée d’imagination et d’avion : les grandes villes de la Chine et du Japon, où le narrateur part en mission, en repérage, toujours un peu incertain quant au but de ses déplacements. Jean Detrez est spécialiste de prospective au sein de la Commission européenne de Bruxelles. Sans beaucoup de succès, il tentera de résoudre cette incertitude.

On peut rester tout à fait étranger au langage technique, infesté de mots anglais (« un anglais plus ou moins globalisé »), et de sigles qui désignent et délimitent les préoccupations professionnelles du personnage : la lecture ne s’en trouve ni arrêtée ni gênée. Soyons concis : Detrez est un spécialiste du blockchain, technologie de stockage et de protection des données informatiques. Cette technique suscite le plus grand intérêt lorsqu’elle touche la cryptomonnaie connue sous le nom de bitcoin. Sur ces sujets très pointus, surtout riches de potentiels intérêts et bénéfices, le narrateur a rédigé un rapport de prospective, “Is Blockchain Technology our Future ?” qu’il présente en automne 2016 au Parlement européen.

l’auteur vu par Roland Allard

Mais les lobbyistes guettent, et tous ceux qui flairent, derrière l’avancée technique, une source de possible enrichissement. Deux hommes surgissent alors dans les couloirs de l’institution et « hameçonnent » Detrez. Le nom de ces « deux oiseaux », John Stavropoulos et Dragan Kucka, suscite déjà cette trouble inquiétude, « qui amplifie toujours ce qu’elle ignore ». Le premier est une « de ces personnes qui donnent l’impression, dans la vie réelle, d’évoluer dans un univers de fiction ». Il y a aussi, forcément, une femme, Yolanda Paul, pas moins inquiétante, mais qui ne fera que passer sur la scène du roman.

Un jour, dans le bar d’un hôtel, Detrez récupère une clé USB, que Stavropoulos a laissée tomber (volontairement ?). Et là, l’inquiétude devient palpable, empoisonnant tous les épisodes à venir… La ­deuxième partie du livre se passe à Dalian, en Chine. La troisième à Tokyo. L’enchaînement des péripéties est, comme toujours chez Jean-Philippe Toussaint, d’une extrême précision. Comme l’est la description de l’état mental du narrateur, entre son père qui meurt à Bruxelles, sa femme qui le quitte, ses jumeaux dont il faut prendre soin entre deux voyages. Mais cette précision est comme un leurre.

Tout le souci des personnages peut bien être le futur, c’est le présent qui pâtit, se trouble. Detrez fait à un moment ce constat, à la fois personnel et professionnel, existentiel en réalité : « L’avenir, auquel j’avais consacré ma vie, se déroulait sans moi. » Quant au présent, au réel, à force de se préoccuper de cet avenir, ils se délitent, perdent toute épaisseur. Toute réalité. Et Jean-Philippe Toussaint le sait mieux que tout le monde. 

Et, cerise sur le gâteau, il réussit à en faire un hommage à son père décédé. Lui qui fut auteur de romans policiers. Bitcoin remonté à l’humain. A jouer ainsi avec les codes, Toussaint s’approche du Bukowksi de “Pulp” et du Richard Brautigan d’”Un privé à Babylone”, mais trente ans plus tard, le roman policier a bien changé. 

Jean-Pierre Simard le 31/09/19
La Clé USB de Jean-Philippe Toussaint ( éditions de Minuit)