Alien revu et corrigé via la science quarante ans après
Une redoutable exploration à quatre voix des contenus scientifiques et artistiques de l’une des plus célèbres créatures de la fiction contemporaine.
En mai 1979, il y a quarante ans, le film « Alien, le huitième passager » de Ridley Scott sortait en salles aux États-Unis. Avec désormais six films directement inclus dans la saga (« Aliens » en 1986 par James Cameron, « Alien 3 » en 1992 par David Fincher, « Alien : Résurrection » en 1997 par Jean-Pierre Jeunet, « Prometheus » en 2012 et « Alien : Covenant » en 2017, tous deux par Ridley Scott), deux films en incursions latérales (« Alien vs. Predator » en 2004 par Paul Anderson et « Alien vs. Predator : Requiem » en 2007 par Greg et Colin Strauss), auxquels il faudrait bien entendu ajouter un bon nombre de novellisations (au-delà des quatre premières « officielles » d’Alan Dean Foster et d’Ann C. Crispin) et d’extrapolations, parmi lesquelles il faut absolument noter celle, excellente, de Brian Evenson (« Alien : No Exit », 2008), cet univers fictionnel bien particulier reçoit à point nommé un beau cadeau d’anniversaire avec ce « L’art et la science dans Alien », ouvrage collectif publié aux éditions La Ville Brûle en septembre 2019. Coutumier de ces travaux collectifs associant plusieurs scientifiques-écrivains autour d’une passion commune pour le lien entre science et fiction, tel qu’il s’exprime notamment au sein du genre littéraire dénommé, souvent faute de mieux, science-fiction, l’éditeur, après les belles réussites, par exemple, de « Variations sur un même ciel » (2012) et de « Variations sur l’histoire de l’humanité » (2018), a ici demandé à quatre auteurs de se pencher sur la créature Alien et sur ses univers scientifique, esthétique et littéraire.
Œuvre majeure de science-fiction, Alien est également passionnant au regard des sciences naturelles et des sciences de l’évolution : à quoi ressemble le monstre et comment évolue-t-il ? Quels sont les traits qu’il emprunte à des espèces connues, et quelles sont ses caractéristiques propres ? Pour répondre à ces questions, considérons le monstre comme un organisme réel et tentons de le disséquer – à nos risques et périls – pour mieux le comprendre : s’il est si efficace en matière de terreur et d’effroi, c’est parce qu’il emprunte aussi les traits les plus repoussants du vivant terrestre. Aussi extraterrestre soit-il, Alien nous permet donc d’explorer les « dessous » de la biodiversité actuelle et fossile connue sur Terre. (Jean-Sébastien Steyer, « Anatomie d’un monstre »)
Pour décoder une morphologie incroyablement effrayante, un mode de reproduction sanglant et les caractéristiques d’un superprédateur ultime (« Anatomie d’un monstre »), Jean-Sébastien Steyer, paléontologue au CNRS et au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, a mobilisé non seulement les ressources de la zoologie terrestre présente et passée, incluant par exemple un recours au « Tardigrade » cher à Pierre Barrault, mais aussi quelques résonances nécessaires au sein d’un éventuel bestiaire de science-fiction, pour dresser un panorama fort convaincant de la somme de peurs physiques ainsi enchâssées en une seule créature fictionnelle. Pour sonder le sérieux des scénaristes à propos aussi bien de certains éléments de base des films de science-fiction (la vitesse de déplacement des vaisseaux spatiaux) que de points plus particuliers (l’animation suspendue), ou d’éléments jouant un rôle parfois essentiel à bord de la saga (les planètes inconnues et la terraformation), Roland Lehoucq, astrophysicien au CEA de Paris-Saclay et figure célèbre des relations entre science et fiction, relie le connu et l’inconnu avec un extrême brio, brassant les connaissances scientifiques les plus récentes en les rendant accessibles, et rendant hommage au passage aux maîtres Frank Herbert ou Kim Stanley Robinson (« Aux frontières du réel »).
On l’aura compris, la terraformation complète est un processus de longue haleine, s’étalant sans doute sur plusieurs millénaires, et extraordinairement complexe. On pourrait aussi lui reprocher son absurdité, son arrogance ou sa démesure. Les humains se prendraient-ils pour des dieux ? Dans sa fameuse trilogie martienne, Kim Stanley Robinson tente de répondre à cette grave question : l’humanité doit-elle se lancer dans la terraformation de Mars ? Deux groupes, aux idées radicalement différentes, s’opposent dans le livre : pour les Verts, la terraformation est dans l’ordre des choses, tandis que les Rouges considèrent que Mars est un sanctuaire géologique qui doit absolument être préservé. Pourtant, la terraformation de Mars est peut-être, à très long terme, inéluctable. Après tout, notre planète est fragile et isolée, un impact d’astéroïde peut, en quelques instants, effacer l’humanité de la surface terrestre. Certes, terraformer Mars améliorerait nos chances de survie dans le Système solaire. Mais il vaut mieux que l’humanité commence par éviter que son action destructrice ne « dé-terraforme » la planète qui lui a donné naissance (Roland Lehoucq, « Aux frontières du réel »).
Frédéric Landragin est directeur de recherche au CNRS. Il travaille en linguistique et dans ses applications informatiques, notamment le traitement automatique des langues naturelles et le dialogue entre humain et machine. C’est donc fort logiquement que son « L’androïde, figure centrale d’Alien ? » décortique les différents aspects des machines parlantes, super-ordinateurs et androïdes, qui hantent la saga Alien, lui donnant l’une de ses tonalités essentielles, et qu’il place le langage au cœur de la problématique d’évolution vers l’intelligence artificielle (on pourra d’ailleurs rapprocher une partie de ses développements sur ce point de ceux de Kim Stanley Robinson dans l’excellent « Aurora »). Christopher Robinson, maître de conférences à l’Ecole polytechnique et spécialiste de la présence de la science-fiction et du fantastique dans les arts, revient, lui, aux sources visuelles du mythe, en interrogeant finement la relation entre le travail antérieur de l’artiste suisse H.R. Giger, et la manière dont il a été incorporé, sous sa propre supervision initialement, en liaison avec celle du scénariste Dan O’Bannon, dans l’ensemble de l’esthétique des films Alien – et pas uniquement du design de la créature (« Comme un tableau de H.R. Giger »).
Au regard des trois films de la série réalisés par Ridley Scott (Alien, le huitième passager, Prometheus et Alien : Covenant), on est frappé de la place occupée par les androïdes, aussi bien dans la narration que plus globalement dans l’univers d’Alien. Cette place est sans doute à mettre en relation avec le film Blade Runner, réalisé par Ridley Scott en 1982, dans lequel il poursuivait avec les Réplicants cette réflexion autour de la figure de l’androïde. Ce qui nous faisait dire un peu plus tôt que la figure centrale d’Alien, la plus ambiguë, la plus complexe, et sans doute aussi la plus effrayante, n’était peut-être pas l’Alien, celui qui fait crier dans l’espace – sans que personne ne nous entende -, mais bien l’androïde, celui avec qui on discute dans l’espace. (Frédéric Landragin, « L’androïde, figure centrale d’Alien ? »)
Frédéric Landragin, Roland Lehoucq, Christopher L. Robinson, J. Sébastien Steyer - L'Art et la science dans Alien - éditions La Ville Brûle, Charybde2
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