L'AUTRE QUOTIDIEN

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Asservissement visuel contemporain/comptant pour rien… Work Bitch !

Le choc des vidéos, l’absence de poids des mots : une incursion sauvage et froide dans l’esclavage visuel contemporain.

Dans une salle de classe, un gros plan révèle la chaussure à hauts talons d’une lycéenne à gilet gris et chemisier blanc. Son pied tape mécaniquement contre le tube chromé de la table. Ses cheveux blonds sont coiffés d’un élastique rose à longs poils ébouriffés.

Dans une usine automobile, une voiture rouge, brillante, dépourvue de roues et de moteur, est suspendue à une machine qui descend son bras articulé vers le sol. Un ouvrier en tenue bleue agrippe la carrosserie pour la diriger vers un socle de réception.

Saisir et réinventer la langue sèche, brute et sans fioritures, réputée purement factuelle, qui transmette pourtant toute la volonté de convaincre et de séduire – par tous les moyens, même les plus ignobles et désespérés – des storytellings vidéo des publicités contemporaines, dans leurs formes les plus achevées, celles du clip promotionnel et du court-métrage institutionnel d’entreprise : c’est le pari réussi par le « Work Bitch » de Ludovic Bernhardt, qui paraît en octobre 2019 aux éditions associatives Jou (dont – conflit d’intérêts évident, dont vous voici avertis – je suis l’un des animateurs aux côtés d’Éric Arlix et de Xavier Boissel).

Dans une usine de fabrication de produits pharmaceutiques, une quinzaine d’hommes et de femmes en blouse hygiénique circulent entre des machines chromées en prenant des photos de l’environnement industriel spacieux.

Sur un podium vierge de tout décor situé en face d’une piscine, cinq filles télégéniques se déhanchent en caressant leur fessier. Une boîte à rythme froide et synthétique martèle leur entrée dans l’arène du voyeurisme.

Dans l’usine de fabrication de produits pharmaceutiques, la quinzaine d’hommes et de femmes en blouse hygiénique observe autour d’eux tandis qu’un plan rapproché nous montre une série de bocaux en verre rangés sur une table.

Sur le podium vierge de tout décor situé en face d’une piscine, la star lance un You wanna impérieux qu’elle répète machinalement en suivant le beat et son bpm simplissime.

En 80 pages composées de 5 maps, « Work Bitch » atteint une densité légèrement surréelle, dans laquelle les stars déhanchées de r’n’b et les robotisations industrielles, les incitations à investir à Dubaï et les incursions de drones récréatifs, les slogans corporate et les paroles vides des chansons à succès composent une furieuse sarabande, pourtant soigneusement désincarnée, qui n’hésite pas à convoquer, dans les interstices laissés subrepticement vacants par le rythme pourtant joliment échevelé et saccadé, le Mike Davis de « Le stade Dubaï du capitalisme », le Grégoire Chamayou de « Théorie du drone », l’Éric Vuillard de « La guerre des pauvres » (voire, plus profondément encore, le Friedrich Engels de « La guerre des paysans en Allemagne »), ou encore le Patrick Bouvet de « Carte son » ou de « Trip machine ».

Dans le ciel bleu cyan un drone survole un terrain arasé, sa caméra enregistre les moindres détails passant sous le scanner de son oeil électronique relié à des algorithmes de calcul.

Dans le ciel bleu cyan le drone survole une mer turquoise vers une étendue de sable  et une enfilade de gratte-ciels. Des vaguelettes écumeuses agitent l’eau, une musique atmosphérique se cale sur les images filmées.

Dans le ciel bleu cyan le drone plane au-dessus de la plage, effectue un panoramique à l’angle d’un bâtiment officiel dominé par deux drapeaux d’Etat constitués de bandes vertes, blanches, noires et rouges.

Dans le ciel bleu devenu turquoise, le drone dévie son angle vers une tour de trente étages en forme d’aileron géant  construite dans la mer sur un îlot de sable situé à vingt mètres de la plage, son œil englobe une piscine et un port de plaisance de luxe.

Redoutable succédané de sorcellerie visuelle capitaliste mise à nu par les mots, le texte propose de peser soigneusement, au détour du choc des vidéos ainsi froidement et malicieusement mises en mots, les significations résonnant entre elles des termes « Work Bitch » (qui ne sont pas tout à fait celles du « Slave to the Wage » chères à Placebo), et offre un regard singulier, incisif et cruel, sur ce que tente de nous faire au quotidien le rythmé storytelling contemporain.

Nous aurons la joie d’accueillir Ludovic Bernhardt à la librairie Charybde (Ground Control, 81 rue du Charolais 75012 Paris) jeudi 17 octobre prochain à partir de 19 h 30.

Ludovic Berhanrdt - Work Bitch - éditions  Jou
Charybde2 , le 20/09/19

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