L'AUTRE QUOTIDIEN

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"Vaincre à Rome", de Sylvain Coher. Le mythique marathon olympique de 1960 vu comme un chaos du monde

Inscrire un monde au complet, frémissant, politique, intime et beau, dans le temps précis d’un marathon olympique pas comme les autres en 1960. Somptueux.

Samedi 10 septembre 1960. Nous sommes à Rome, près du Capitole de Michel-Ange et des ruines du Forum romain. C’est l’avant-dernier jour des Jeux olympiques, le dernier jour du calendrier éthiopien. On se prépare au marathon, l’ultime épreuve de ces jeux. On fait des petits sauts presque sur place, on respire à fond et on s’appelle au départ. Dans quelques secondes il sera dix-sept heures trente, l’heure attendue par les soixante-neuf concurrents de ces XVIIe Olympiades. Il fait vingt-trois degrés et la nuit tombera vite car le changement d’heure n’existe pas encore. Ceci n’a rien d’un marathon, c’est la guerre. Sous nos yeux le dossard numéro 11 est celui d’un jeune caporal éthiopien de la garde royale du négus. Il se nomme Abebe Bikila et il a vingt-huit ans. Il est venu à Rome pour reprendre un combat déjà gagné vingt ans plus tôt. Et voici dans nos mains le récit du marathon d’Abebe. Quarante-deux kilomètres et cent quatre-vingt-quinze mètres linéaires pour une durée idéale de deux heures quinze minutes et seize secondes. Du temps et de l’endurance, c’est le parti pris de ce livre. Lire comme on court ; d’une seule traite en ménageant son souffle. Un bon marathon se préparant avec rigueur, on aura pris soin de s’entraîner auparavant avec des revues ou des livres choisis au hasard. Ni trop vite ni trop lentement. On se méfiera des pauses et des arrêts qui selon les entraîneurs ne servent à rien, sinon à décourager les coureurs. Mais chacun sait qu’un marathon se gagne lorsqu’il s’achève et ne se perd qu’à l’abandon. On pourra relire ce livre autant de fois qu’on le souhaite pour un jour peut-être gagner quelques secondes sur le temps d’Abebe. Cette page que l’on va tourner maintenant, on lui donnera l’impulsion d’un coup de revolver. Dans la foule des grands jours les regards sont braqués sur l’homme-starter au costume de lin gris, le borsalino remonté d’un doigt sur le front pour regarder l’hypothétique tracé d’une amorce dans le ciel. Prêts ?

L’avertissement ou le mode d’emploi ainsi proposé par Sylvain Coher en tête d’ouvrage nous donne d’emblée les fils conducteurs d’un projet littéraire singulier : entrer en imagination acérée sous le crâne d’Abebe Bikila, le temps exact de cette course mythique – d’autant plus longtemps après coup – que fut le marathon olympique de Rome, en 1960. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de la biographie romancée d’un champion d’athlétisme du passé (nous sommes fort loin du projet joliment accompli par Jean Echenoz dans « Courir », autour de la figure d’Emil Zatopek, par exemple), mais bien de recréer, le temps d’une course unique – à bien des égards – le flux de conscience d’un coureur, dans toute sa complexité et son chaos potentiel, mêlant l’immédiat et très concret (les aspérités des pavés, la trajectoire d’un virage) à l’arrière-plan historique ou géostratégique (la colonisation italienne en Afrique de l’Est, la guerre d’Éthiopie), l’élan olympique (la stratégie de course, les doutes et les certitudes quant aux adversaires présents) à la vie personnelle (le mariage tout récent, l’enfance de berger).

Abebe Bikila finissant le marathon olympique à Rome en 1960.

KILOMÈTRE ZERO
0′ 02″
Celui qui vient de tirer le coup de revolver garde le bras en l’air puis le descend à regret comme s’il venait de faire une chose irréparable : l’une de ces choses que l’on fait en tenant une arme alors que les autres n’en ont pas. Les oiseaux s’envolent et puisque l’un part devant tous les autres suivent sans demander leur reste. Instantanément la foudre soulève des nuées qui s’étendent bien au-delà des ruines.
– Via! È partita la maratona olimpica di Roma! Allô, Paris ? Ici Loys Van Lee, vous m’entendez ? C’est parti ! Le marathon vient de commencer !
C’est ce qu’à travers le monde les radios hurlent et que je n’entends pas, uniquement préoccupé par le clapot nerveux des bielles et la mécanique des pas qui s’élancent autour de moi pour la toute première fois. S’élancent et retombent avec le bruit mat du plat des plongeurs puisque nos pieds sont des monstres qui choient ; chutent lourdement mais sans gerbes sans écume et retombent encore pour gifler la terre et réclamer un peu d’attention. Pilonnent et soudain martèlent jusqu’au point critique de la résonance mécanique. S’élancent puis s’affaissent et se reprennent aussitôt en rebonds courts hoquetés, les épaules sautillantes. Sous la peau le sang frémit, hémoglobine et globules s’activent pour déplacer l’oxygène des poumons jusqu’aux fibres rouges des muscles papillonnants. La synchronisation est impossible au commencement – il faut encore tout ajuster avec une patience d’horloger. C’est comme ça. Les départs sont toujours brouillons, c’est une foulée après l’autre et c’est aussi la pagaille et l’effusion. Les corps résistent, les mouvements sont rendus maladroits par les muscles froids et le bouillon sanguin trop épais qui peine dans le dédale des veines et des veinules. Hanche, genou et cheville. Bon sang ne saurait mentir. À-coups des nuques trop raides et des bassins trop rigides – l’oxygène manque comme aux grandes altitudes. On ahane, on s’époumone. Tiers de rotation des rotules avec frottements et froissements rêches. Un essaim furieux pénètre par mes oreilles tandis que mes poumons grésillent ; soufflent un air plus chaud que celui qui fait fondre ma peau. Mes foulées sont des pas à pas et je suis un homme les autres : nous partons chacun pour soi de la même ligne avec des corps identiques.

Le même en action.

Sylvain Coher nous avait déjà brillamment montré comment transformer la pratique extrême de la moto en (notamment) banc-test pour la possibilité de l’amour (« Carénage », 2011) ou la non-pratique de la voile hauturière en (par détour) alternative au désespoir migratoire (« Nord-Nord-Ouest », 2015). Avec ce « Vaincre à Rome » publié en août 2019 chez Actes Sud, il transmute deux heures quinze de course à pied en un univers à part entière, complet et ramifié.

Plutôt courir. Partout dans le monde des gamins courent, les sandales sans les chaussettes et les pieds dorés qui en portent les marques. Plutôt courir puisque l’enfance se perd dans la course et ne traîne pas les pieds. Via! E partito! a hurlé le speaker survolté de la Rai. Un kilomètre à peine derrière moi le marathon vient de commencer. Tchigri yellem, il n’y a pas de problème. Le départ était fulgurant, le rythme trop soutenu déj et peut-être stimulé par la légère descente depuis la rue de l’Empire jusqu’au Colisée. Dans mon dos j’ai laissé fondre la grosse pâtisserie statique de l’Autel de la Patrie pour un ring plus étroit et plus linéaire dont je sens implacablement les cordages invisibles. D’un simple coup de feu on vient d’ouvrir une vanne et le débit est puissant – la sueur immédiate. Dans la formation de masse on se bouscule un peu ; on cherche à prendre pour soi le peu d’air et le peu d’espace disponible en guettant les premiers fléchissements. Malgré les mouvements saccadés des autres on a des rêves d’anguilles qui se faufilent depuis les Sargasses. On prend place et on se déploie comme des phalanges hoplites ; on se pousse des épaules vers le combat en serrant les lèvres et en fronçant les sourcils. En vérité on redoute tous la chute ou le claquage comme un mauvais coup du sort. On crierait volontiers si l’on n’avait pas peur de perdre quelques centimètres de souffle. C’est un vaste troupeau aux gestes nerveux, des demi-antilopes aux jambes frêles et au déplacement rapide, commente la Petite Voix. Le tout dans un espace-temps subdivisé en mètres et en secondes jusque dans leurs centièmes infimes. In bocca al Lupo! C’est ce qu’un badaud hurle près de moi, recouvert d’une sorte de chapeau confectionné avec le journal du jour : 10 septembre 1960 – le jour où je viens au monde. Avanti! Les départs sont toujours victorieux, seules les arrivées sont méprisables. Je mets ma vie entière à mes pieds et je cours en la prenant de vitesse ; en aucun cas je ne m’arrêterais pour que le mors me sorte des dents.

Haïlé Sélassié, années 60

Affolant, réjouissant, songeur, dans le choix de ses détails pierreux et de ses perspectives cavalières, Sylvain Coher peut convoquer aussi bien, en quelques mots ou au détour d’un chemin romain nocturne éclairé aux flambeaux, l’Afrique italienne de Carlo Lucarelli (celle de « La huitième vibration » en 2008, de « Albergo Italia » en 2014 ou de « Le temps des hyènes » en 2015) que le mépris post-colonial d’autant plus vivace qu’il se veut alors quelque peu dissimulé, les forums impériaux altiers et décatis de la Rome éternelle que les faubourgs populaires des « Ragazzi » de Pier Paolo Pasolini, le petit déjeuner d’un champion que le coaching sportif des hauts plateaux, le combat hoplitique métaphorique que le rêve obsessionnel ajouré du Nanni Moretti de « Palombella Rossa », les métaphores animales rusées que les spéculations sur le temps toujours à retrouver, et tant d’autres composants alchimiques, mystérieux ou dotés de la force de l’évidence. Sylvain Coher nous offre surtout et avant tout, ici, le temps d’une course légèrement hallucinée et parfaitement maîtrisée, en une langue d’une beauté et d’une subtilité qui forcent l’admiration, un (très) grand moment de littérature.

Dossard numéro 11. Des lettres blanches sur un carré noir et quelques plus, toujours les mêmes. Ce n’est plus qu’un corps noir qui tout absorbe et ne rend rien, c’est ce qu’on dira bientôt de moi sur les trottoirs et sur les ondes. C’est ce qu’on dira dans un instant car il faut patienter encore puisque je cours caché. Invisible et secret. Je me suis déchaussé juste avant le départ, c’est bien ce que je devais faire. Peut-être pour dire au monde qu’un homme venu les pieds nus peut en battre d’autres bien mieux vêtus. En vérité les chaussures donnent des ampoules, elles empêchent les ailes de se déployer. J’ai laissé mes chaussures dans une niche du petit cloître près du Capitole. Je vais pieds nus comme à la guerre et j’aime par-dessus tout le contact des pavés romains contre ma peau.

Sylvain Coher par Patrick Gherdoussi

Sylvain Coher - Vaincre à Rome , éditions Actes Sud
Charybde2 le 5/09/19